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Du rugby et des histoires... - Page 4

  • Dubrovnik

    Lumière un peu rase. Autour du square, il y a ce gamin qui tâtonne, un ballon de rugby sous le bras. En vidant le lave-vaisselle je ramasse le souvenir de ta main. Me cogne le front sur le plan de travail - une planche de bois brut poncée à la sauvette et qui repose en équilibre précaire sur deux tréteaux - en croyant l’atteindre. Le choc n’est pas tellement violent, non, mais je ne suis plus si jeune. Je reste plusieurs minutes sur les fesses, sonné. Mon poignet tremble. La tête me tourne un peu. Je desserre lentement ma prise…

     

    Quelques-unes, quelques-uns, encore hier soir, chez Jeff, s'interrogeant à voix haute avec un tas de points d'interrogation perplexes : mais pourquoi écrire des nouvelles, enfin « tes trucs-là «  (on ne sait pas ce que c'est, dans le fond ) où tu t'évertues à broder autour du rugby ? Sans rire? Enfin, pourquoi…

     

    Une petite cuillère. Ce matin, voilà tout ce que j’aurai réussi à sauver de notre histoire. Demain, promis, je tente à nouveau ma chance. Promis. Oh je sais bien ce que tu as fini par penser de mes promesses. Et c’est vrai qu’elles disent souvent beaucoup d’un être. C’est vrai. Sauf que moi, je peux bien le reconnaître, je ne t’en ai jamais trop faites. Des promesses, vraiment des promesses…

     

    J’ai voulu m’expliquer un peu, leur expliquer dans quelle mesure j’étais, comme la plupart des gens, il me semble, une armée mexicaine à moi tout seul. Un condensé de paradoxes. Un de ces fils naturels de la mélancolie. Certes, certes. Mais aussi leur dire à quel point, justement, le rugby était par essence un sport qui permettait, oui parfois, de lutter contre l’impuissance mélancolique à laquelle nous invite souvent ce monde…

     

    Le canari de la voisine d’en face s’en donne à cœur joie et maintenant j’ai mal au ventre. Le cassoulet d’hier soir - un précis sur la carambouille de viande à lui tout seul. Et gras à ne pas croire. Et… - a bien du mal à passer. J’aurais du vérifier la date, sur la boite. Et puis aussi ces bières de trop, chez Jeff. Encore un samedi qu’on aurait mieux fait de cuisiner autrement. Encore un. Je me relève tant bien que mal. Ça tourne un peu moins. Disons que ça ne tourne plus que dans un seul sens et c’est déjà ça. Oui, me dis-je, alors que je me déplace dans une épaisse odeur de gueule de bois jusqu’au lavabo de la salle de bain, d’ici quelques minutes, ça ira déjà mieux et ce matin pourra reprendre sa place dans le trafic…

     

    C’est un mot et un concept un peu fourre-tout, je sais bien, la mélancolie. Je sais-je sais. Bon, il s’agit en fait d’un mal un peu anglais venu frapper à l’improviste, un soir de novembre, à la porte d’un adolescent qui avait deux grands rêves dans sa vie: être un rugbyman amateur qui saurait voir les derniers espaces libres, et puis travailler pour le cinéma, parce que vous savez, le rugby et le cinéma sont les deux dernières grandes utopies collectives à tenir encore la route. Des utopies à la Gaudi. J’ai voulu leur expliquer… Que j’étais un condensé de tout ça et puis de tout un tas de bonheurs miniatures, aussi, et bien sûr, d’un sacré paquet de désirs inaboutis. Que c’était sans doute pour cela que l’ensemble tenait toujours en l’air. Mais ils n’écoutaient pas…

     

    J’ai faim et j’ai envie d’une cigarette, sans savoir dans quel ordre. Fixée par un magnet Coca-Cola, bien en évidence sur la porte du frigo, il y a cette ancienne carte postale avec une vue de Dubrovnik. Nous avions pris l’habitude de nous envoyer des cartes postales de ce genre, dès qu’on visitait une ville pour la première fois. Des cartes postales vides. Muettes. Lisbonne. Istanbul. Genève. Vienne… Dubrovnik. Pourquoi est-ce la seule que j’ai conservée? Pourquoi trône-t-elle comme ça sur le frigo? Avons-nous été vraiment heureux dans cette ville? Lisbonne. Istanbul. Genève...Nous avions parfois l’air de bien nous entendre…Dubrovnik. Il me semble pourtant que c’est là-bas, oui, que j’ai senti que quelque chose était sur le point de vaciller. A des riens. Ton regard qui s’altère. Il ressemble à ces parenthèses comme il y en a dans les conversations un peu ennuyeuses et qu'on ferme avec douceur, sans qu'elles aient pu servir à quoi que ce soit. Mes mains maladroites, déjà, qui ne te touchent plus…

     

    Quand je suis sorti de chez Jeff, on aurait dit que le ciel cherchait quelque chose. C'était tout brouillé. Vagues de vieux rose et gros nuages de cendre qui s'abouchaient. Tu me parlais souvent des larmes du diable. Souvent.

     

    J’ai voulu relire quelques notes et d’un seul coup je me suis senti très triste. Aussi triste qu'une nouvelle dont la trame s'effiloche et finit par se perdre dans les méandres de la ville, comme au moment de se remettre au travail, on assiste, impuissant, à la chute de son imagination…

     

     

    Pendant que mon estomac oscille d’un spasme à l’autre - pas grand-chose dans le frigo. Quelques carottes à gueules cassées et un pot de fromage blanc « date courte », périmé depuis plus d’une semaine - j’ai envie de voir si le gamin est toujours en bas. Près du square. Tout seul avec son ballon de rugby sous le bras. Pour quelle raison une angoisse m’envahit-elle lorsque je réalise soudain qu’il a disparu ?

  • Un sanctuaire

    Il n’était bruit dans toute la vallée que des fêtes sauvages organisées à l’attention de l’équipe de rugby locale. Tout cela se passait il y a fort fort longtemps. Dans un manoir tout droit sorti des brumes d’un conte gothique. Que n’a-t-on pas dit au sujet des orgies qui s’y déroulaient, des petits vices obscurs que la nouvelle maîtresse des lieux – une anglaise forcément excentrique - encourageait. Mais tout ça, bien sur, c’était menti. Puisque j’y étais. Et que j’ai tout vu…

     

    Je m’avançais en direction du vieux manoir et le ciel s’est couvert. Nous étions à la mi novembre. Oui. Un de ces jours gris et sombre comme il y en a au mois de novembre. « C’est très beau de s’attarder près d’un endroit où vous avez fait vos débuts dans la vie», me répétait-elle souvent. Elle venait du nord de l’Angleterre, « Northumberland »plus précisément d’un de ces hameaux cossus que longe le mur d’Hadrien. « Hadrian Wall » Son prénom, je préfère le garder pour moi. Mais il vous suffisait de le prononcer pour que tout le monde se retourne sur un silence de surprise et d’inquiétude. Son prénom c’était son prénom. Un prénom qui introduisait une petite note dissonante dans ce paysage de hautes terres avec des forets profondes et une population sauvage et fière pour décor d’ensemble…

     

    J’étais le fils des gardiens et je l’aidais pour le service en échange d'un peu d’argent de poche. Et alors, oui, j’ai tout vu. Et tout ce qu’il y avait à voir, c’était des jeunes gens qui ne s’éternisaient jamais que quelques heures, des jeunes gens heureux de prolonger, ensemble, ces instants de paix, moment toujours un peu particulier après qu’on soit passé par toutes les incertitudes de la lutte. Et souvent je voyais naître, chez les plus bavards surtout, comme un début d’angoisse. La peur, comme elle me l’a expliqué, à l’idée de devoir bientôt se défaire du costume et de l’attirail du guerrier pour retourner à leur quotidien terne? Oui, c’était bien cette crainte qui se lisait sur le visage de la plupart d’entre eux, à la seule pensée d’affronter le lendemain, tout seul. «Le rugby, ça n’existe pas en dehors de la jeunesse. Ou alors ce n’est plus qu’un regret. De la nostalgie un peu à bout de souffle.»

     

    Cette phrase, je la lui ai souvent entendue dire et c’était presque toujours lorsque l’équipe s’en allait - certains regagnaient de guerre lasse le foyer, d’autres s’empressaient de disparaître dans les brouillards périphériques de la ville voisine, parfois jusqu’au petit matin -, oui, lorsque tous s’en allaient, toujours sur la pointe des pieds comme on quitte un sanctuaire, après le repas pris en commun, ce banquet- du gibier quand c’était la saison. Des plats roboratifs, pour l’essentiel, de la nourriture qui tenait à l’âme et au corps - qu’elle avait pris l’habitude de leur offrir. « Une manière comme une autre d’honorer la mémoire de mon mari. Tu sais, il a aimé ce sport à un point que j’en étais parfois jalouse. Il l’a aimé comme un pays. A vécu son cher rugby à des hauteurs incroyables. Je sais, ça peut paraître étrange, les gens d’ici trouvent d’ailleurs que ça l’est… mais quand je les regarde tous, boire, chanter, partager des confidences grivoises, c’est comme si je le retrouvais en chacun d’un… »

     

    « On ne peut pas vivre éternellement dans le passé, tu sais », m’avait-elle dit alors que le manoir venait tout juste d’être mis en vente. «Ce n’est pas bon de s’attarder sur ces choses-là. Au bout, il y a la nuit et quand la nuit est froide, certains s’en sortent et d’autres vieillissent. »Et puis elle est partie. L’enfant solitaire que j’étais - tous les enfants sont solitaires à cet âge - l’a longtemps regretté. Et puis je me suis fait à l’idée de grandir. Je rêvais de voyages - la plupart des enfants grandis à l’ombre de ces terres froides doivent rêver d’horizons qui s’élargissent - et donc j’ai taillé la route. J’ai fait en sorte que mes rêves ne se flétrissent pas trop vite et il m’est même arrivé des aventures domestiques plutôt agréables quand, à mon tour, je n’ai plus eu que le mot Amour à la bouche. « Ah l’Amour, c’est le genre de joie qu’il n’est souvent pas permis de nommer. Ça ne se comprend pas. Ça se respire. Ça vous pousse à toutes les audaces. Comme ce rugby, peut-être …» Ça fait aussi un mal de chien, une fois que c’est fini. Comme le rugby, sans doute…

     

  • La longueur de la queue des vaches

    J’ai supposé que, dehors, les fumées montaient déjà derrière le toit des maisons. De toute façon, je ne dormais plus. Depuis bien longtemps, je tournais en rond dans ce lit comme un poisson rouge dans son bocal. Bien longtemps. Et puis, comment aurais-je pu trouver le sommeil alors que tous ces gens enterraient leurs morts. On a beau faire comme si. Détourner un instant le regard. Ces drames finissent par vous atteindre. Avec un temps de retard et c’est sans doute pire. C’est comme quand tous ces estivants venaient demander au vieil Irénée le temps qu’il allait faire et que l’autre bougre, après s’être longuement lissé la barbe - Irénée aurait fait un fait metteur en scène épatant. Il s’y entendait comme personne pour étirer une séquence. Oui. Comme personne- que l’autre bougre, ainsi donc et invariablement leur répondait: « tout dépend de la longueur de la queue des vaches...» Oui, dans le fond, c’est encore pire…

     

    Hier soir, je revenais du terrain - j’aime y traîner ma maigre carcasse d'insecte après le travail à la ferme. Taper des drops en tâtant le poids du vent. Enchaîner les tours de terrain au milieu des brebis qu’on met là, quelques jours, afin qu’elles tondent la pelouse juste avant que la saison ne redémarre - une serviette en guise d’écharpe parce que j’avais sué plus que d’habitude et que la fraîcheur commençait à mouiller les champs - oui, je revenais tout juste du terrain quand tout le monde s’est assis en cercle devant cette télé de malheur. Sur l’écran défilaient une ribambelle de spécialistes et c’était quelque chose, mon dieu, ce ton unanime et compassé, presque obséquieux, qu’ils employaient, des spécialistes de tout et de rien se relayant pour donner leur avis… sur tout et rien, donner surtout leur avis sur tout le reste tant qu’à y être, et leurs analyses consistaient pour l’essentiel à commenter des images vides. L’arrière d’une ambulance filmée en plan fixe. Quelques silhouettes fuyantes avec cet air effaré de spectres se noyant dans un bol de soupe. Un barnum insupportable où le spectacle donné par ces chaînes d’infos en boucle qui, l’affaire est entendue, rien de bien nouveau, ne supportent pas le vide, était assez désolant. Effarant de bêtise tout ça, me suis-je dit après avoir tendu l’oreille quelques minutes avec l’espoir de capter - le meilleur est toujours possible. Suffit d’attendre, disait l’autre - une parole à peu près censée, enfin, vous voyez...

     

    Toute cette mise en scène ne tenait pas vraiment la route, tant elle reposait sur le temps court, répondait aux seules exigences de l’instant, relevait d’une improvisation de moulin à papier et tout ça assortis d’effets de dramatisation périmés et de formules choc à la petite semaine. Certains mots clés revenaient, bien sûr, d’une phrase à l’autre. Il fallait capter l’attention du téléspectateur à tout prix. Le frapper d’effroi. Installer un climat de terreur. Au bout de cinq minutes, on avait compris… Personne n’en savait d’avantage. Pas plus les spécialistes, qui meublaient l’antenne, que les envoyés spéciaux lesquels triaient les rumeurs, faute de mieux. Guettant le pire, là encore toujours possible, comme on sait. Même pas envie de les blâmer. Après tout, dans la vie chacun fait ce qu’on lui demande de faire. Où on lui demande de le faire. On sent bien qu’en cas de refus, un autre patiente dans l’ombre en attendant de prendre la place. Et puis un autre. Et encore un autre…

     

    Je suis monté me coucher. J’ai lu quelques pages de ce roman chaudement conseillé par mon ex. Il m’est tombé des mains assez vite. Je me suis frotté les yeux et voilà, c’était reparti pour une autre de ces courtes nuits de juillet, une autre nuit et pas l’ombre d’un rêve digne de ce nom à se mettre sous la dent. Au réveil, l’oreiller était froid et la couverture glacée. Devant le poste de télé, la même scène que la veille. Mes parents attendaient sans doute que quelqu’un leur explique l’inexplicable. Par la fenêtre, j’ai aperçu mon oncle qui encordait un champ de trèfle. Mon oncle vissé, imperturbable, sur le siège de son tracteur - un vieux Massey Ferguson sans cabine- mon oncle en train de travailler comme il l’avait toujours fait, là, comme si de rien n’était. J’ai trouvé ça très calme et très beau. Une leçon de vie toute simple où l’espace pourrait s’étirer jusqu’à sa belle mort, à des années lumières de ce temps infiniment court à cause de quoi, enfin, il me semble que nos existences prennent un bien vilain pli. Mais je n’ai jamais été un intellectuel, alors…

     

    J’ai pris mon sac de rugby. A l’intérieur, j’avais glissé mon vieux flottant, le maillot du club - celui du Plateau - pour lequel j’ai joué jusqu’à ce que mon corps finisse par demander grâce, à plus de quarante ans. Une ancienne paire de «moulés.» Trois pêches de vigne, deux abricots, une bouteille d’eau et c’est tout. C’est qu’une idée tout à coup m’était venue…

     

    L’année de nos seize ans, nous formions une bande assez hétéroclite. Une bande de copains qui rêvait tout haut d’imiter un jour tous ces joueurs de l’équipe locale - l’équipe fanion du Plateau, vous l’aviez compris - dont nous suivions les moindres faits et gestes, sur et en dehors des terrains. Oui, absolument partout et jusqu’au bar des sports et de l’amitié qui à l’époque tenait lieu de siège social au club. Le patron de ce bar qui bien sûr n’existe plus, Michel Grau, était aussi le président de l’équipe et, cet été-là, il avait eu vent de l’existence d’un tournoi à 7 ouvert aux jeunes. Le tournoi était organisé par une formation beaucoup plus prestigieuse de la vallée, le hic c’était qu’il n’y avait pas d’équipes de jeunes sur le plateau et ça faisait littéralement enrager Michel. A force de tourner en rond comme un cochon malade derrière son comptoir, une idée s’est mise à germer sous son crâne têtu comme une toque. Dans ce bar, son bar, comment vous dire…nous y allions quasiment chaque soir et pour peu qu’une des gloires du Plateau s’y trouve, alors, nous y restions le temps que notre maigre argent de poche fasse durer nos demi panachés jusqu’à la consommation des siècles. L’idée de Michel était simple : c’est notre petite bande, pardi, qui allait représenter le Plateau lors de ce tournoi à 7. Et qu’importe si la moitié d’entre nous n’avait encore jamais touché un ballon de sa jeune vie…

     

    J’ai enfourché le vieux Gitane de mon père et, vingt minutes plus loin, j’arrivais aux abords de la vieille grange à l’abandon que notre bande avait transformée, « en deux coups les gros» en club-house de fortune, puisqu’il nous en fallait bien un, dès lors que nous étions devenus une équipe. A part les toiles d’araignée et la poussière, rien n’avait changé. J’ai posé le sac. Je me suis mis en tenue et comme près de trente-cinq ans plus tôt, je me suis vautré avec malice dans l’un des fauteuils hors d’âge que nous avions récupéré aux poubelles. Là, mais oui sur ces fauteuils crevés, où nous avions élaboré, la trouille au ventre, toute notre petite stratégie de bouts de chandelles, la semaine précédant ce fameux tournoi…

     

    Deux heures au calme, à revivre ce moment particulier de la jeunesse. Loin du vacarme ambiant et de cette sale rumeur de guerre. A espérer que la couleur du temps dépendrait, comme ce vieux bougre d’Irénée le rabâchait invariablement aux touristes, toujours et quoi qu’il en soit, de la longueur de la queue des vaches.