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  • Dix-sept ans

    On a dix-sept ans. Des fantasmes tout rapiécés. Effilochés comme un brin de laine pourrie vous entraîne. Il y a Garance, Audrey, Fred, Olivier, Charles et Benoit. C’est Garance, à bout de souffle, qui nous a appris la nouvelle. L’Union Sportive du Pays de Sault venait de remporter le Tournoi du Kercorb. « T’en est sûre ? » lui a aussitôt rétorqué Fred. « C’est vrai, d’où tu tiens ça ? » a renchéri Olivier, le Saint-Thomas de la bande – Olivier ne croit qu’après avoir vu, touché, senti. Un jour sous les tilleuls de la place, lorsqu’Audrey a fini par lui dire « je t’aime », les choses entre eux ont bien failli se gâter- et il a fallu que Charles tranche de sa voix nette et sans bavure de demi de mêlée en devenir. « T’oublie que c’est la fille du président. Si elle te le dit, c’est que les choses se sont passées comme ça. »

    Fred n’en revenait toujours pas. Le Tournoi du Kercorb était le tournoi de pré saison le plus couru de tout le département. Parfois il pouvait même arriver- la chose était rare mais cela s’était déjà produit dans un passé récent - qu’une équipe de première division vienne s’y jauger, s’y épaissir un peu le cuir - L’enchaînement des rencontres autorisait, pour tout entraîneur soucieux de maintenir un semblant de concurrence, une large revue d’effectif-et chacun brûlait de connaître le nom du club défait en finale par notre chère USPS. L’équipe qui nous faisait battre le cœur.

    « Dites. C’est pas le Stade, quand même ?! », a osé Audrey- son père était un fervent admirateur du Stade. Le Stade Toulousain- de sa petite voix toute blonde. Ses joues étaient roses. Elle tentait de remettre de l’ordre dans ses cheveux défaits et Garance a bien du voir que son rouge à lèvres avait un peu filé, sur le menton. En temps normal, Charles aurait sans doute remarqué que quelque chose, forcément, n’allait pas, tandis que sur le visage de Benoit, tout indiquait, à l’inverse, que tout allait très bien. Trop bien.

    Dix-sept ans et des fantasmes tout rapiécés. Toujours entre deux âges. Toujours entre deux corps. « Dès qu’il l’avait vue », Charles, bien trop fier, bien trop pudique pour l’admettre au grand jour, était tombé fou-amoureux d’Audrey. Mais il s’empêtrait déjà dans un lacis complexe de principes, prisonnier d’un cercle de gestes, d’attitudes, il semblait s’être lui-même pris au piège de ce rôle de grand-frère un peu donneur de leçons - cela lui avait valu le surnom de «Pasteur », qu’il détestait. Et lui vaudrait, bientôt, celui de « Capitaine » dont il allait tirer toute sa vie une fierté immense, bien sur, toujours à mots couverts - et chez lui, nous le sentions tous, il ne s’agissait surtout pas d’une de ces poses factices, mais bel et bien d’une nécessité, d’un besoin quasi vital de protection. Depuis l’enfance Charles s’était patiemment construit une carapace, comme on dit assez mal ces choses et puisque ça regarde pour l’essentiel une somme de complexes qui s’empilent, depuis presque le premier jour, dans le désordre des chambres - somme de complexes qui a tôt fait de grandir à l’ombre des petites timidités enfantines - dans le fond, que pourrait-on en dire de vraiment original? Chez Charles, oui, il ne s’agissait en aucun cas d’une pose savamment étudiée, mais bel et bien d’une espèce de réflexe de survie.

    Benoit était sans doute celui dont Charles se sentait le plus proche. C’était son dix, son demi d’ouverture. Ces deux là avaient l’habitude de tout partager. Jusqu’à cette confidence, unique en son genre et regrettée presque aussi sec – « ne jamais s’ouvrir. Ne jamais montrer qu’on est en train de perdre le contrôle. Maîtriser, coûte que coûte, ses émotions, martelait Charles inlassablement à son complice, si on veut aller loin dans la vie » -, cette confidence, lâchée du bout des lèvres, la mâchoire serrée, au retour d’une fête de village comme ils peinaient, de nuit et en vélo, entre les nids de poule. « Mon père ne voulait pas de moi chez lui. Enfin, tu sais, pas tout le temps. Pas partout. »

    « Mais non, sûrement pas le Stade ! T’es bête ou quoi ?! » a coupé sèchement Benoit et peut-être – Garance, qui elle avait tout vu, le baiser à la sauvette, une fraction de secondes comme on leur tournait le dos le temps qu’elle nous annonce la nouvelle, oui tout vu, le baiser furtif mais le baiser quand même, échangé entre Benoit et Audrey, à son initiative à elle, du reste, oui tout vu, et la gène mutuelle qui leur avait ensuite mis le rouge aux joues, Garance ne s’était pas priée pour le remettre, juste une petite allusion et toc, à sa place de petit macho en herbe - et peut-être s’en voulait-il d’avoir failli, d’avoir trahi en quelque sorte son meilleur ami. Peut-être.

    En temps normal, Charles aurait sans doute remarqué que quelque chose, forcément, n’allait pas, tandis que sur le visage de Benoit on commençait à lire un début de malaise. Mais je veux croire qu’il n’a jamais été dupe; il savait de quel coté le cœur d’Audrey à tout moment pouvait pencher. « Ces garçons, tu sais Garance, je les aime tous » avait-elle glissé, l’œil plein d’une malice qu’on ne lui soupçonnait pas, un soir au milieu de quelques fous-rires « entre filles. » « Si t’aime tout le monde, alors t’aime personne. Et t’as bien raison, c’est pas un âge pour souffrir. On a toute la vie pour ça. », lui avait répondu son amie. En temps normal, oui, Charles aurait de toute manière encore trouvé le moyen de ne rien comprendre à tout ce petit manège. « Ne jamais s’ouvrir. Ne jamais montrer qu’on est en train de perdre le contrôle. Maîtriser, coûte que coûte, ses émotions… »

    La première fois qu’il avait vu Audrey, Charles, crotté de pied en cap – il avait beaucoup plu la veille, comme c’est souvent le cas, par ici, après le 15 août et une boue épaisse collait aux semelles vite transformées, ce jour-là, en chenilles de char-, Charles allongeait ses foulées pour ce qui devait être les derniers kilomètres d’un footing couru sur un tempo assez intense - Michel, le père de Garance, avait fini par le convaincre de participer à cette journée de détection qu’organisait le club voisin de Quillan, et peu importe que ce dernier soit contraint de l’y conduire, pourvu que Charles ne laisse pas passer sa chance, l’essentiel étant qu’il s’entraîne, se prépare comme jamais afin qu’il ne soit pas trop perdu dans l’événement-et c’était non loin de l’aire du bois des corbeaux, sa destination finale, là où une rangée de saules tortueux allait enfin lui offrir, sur plus de trois cent mètres, une voûte rafraîchissante et plutôt bienvenue. C’était là-dessous qu’il avait décidé de s’élancer, au lieu de couper comme il en avait l’habitude par la sente tirant tout droit, un peu plus haut, mais qui, à cette heure, devait être écrasée de soleil. Ce fut donc là qu’il l’aperçut, pour la première fois, assise tout au bord du petit ponton situé juste au-dessus du lac artificiel aux eaux verdâtres, dans lesquelles il se serait bien jeté tant la sueur lui brûlait la peau, le piquait. Audrey, assise comme ça. Les jambes ballant dans le vide, caressant l’onde du bout de ses pieds nus.

    « Et ben non, c’était contre Quillan. », s’est alors exclamée Garance. « Oh mince. Papa aurait été… » Audrey n’a pas eu le temps de finir sa phrase -mais en avait-elle vraiment l’intention ?- que déjà Olivier y allait de son «  Ouais, c’est une perf’ quoi. Mais bon… », Olivier que Benoit n’a pas tardé à interrompre, cinglant « Quillan ça joue en Deuxième division, hé oh ! C’est un exploit de les battre ! Et toi en deuxième division, je te le dis, t’es pas prêt d’y jouer. Y’en a qu’un, ici, qui aurait pu… »

    A la vue d’Audrey assise avec nonchalance sur ce ponton, Charles s’était arrêté net, comme si, tout à coup, quelque chose en lui se détachait, n’adhérait plus à la marche frénétique du monde. Il a eu envie de s’avancer vers elle, l’a fait sur quelques mètres - vous auriez dit un automate ou un spectre-, une dizaine de mètres pas plus, comme lorsqu’on colle son nez à la vitre parce qu’un reste de buée ou un surcroît de lumière vous empêche d’y voir clair. Même comme ça, Audrey ne ressemblait à aucun de ces filles qu’Olivier, Fred et Benoit emmenaient certains soirs, « faire un tour », derrière le terrain de rugby.

    Il a remarqué un cabas que le vent agitait aux pieds d’Audrey. Un cabas qui paraissait vide et dans lequel elle s’est bientôt mise à farfouiller. Plus elle fouillait à l’intérieur de ce cabas et plus les bruits de la solitude semblaient importants. Et puis il est resté comme ça, figé sur place, une bonne demi-heure. A regarder cette fille qui lui tournait le dos.

  • Au royaume de la rouille

    Récemment, j’ai lu quelque part- je ne sais plus exactement où. Dans quel livre, moi qui ne lit que la presse sportive, et encore ? A moins qu’il ne s’agisse d’une de ces quatrièmes de couverture parcourue à la sauvette au moment des achats de Noël alors que je cherchais un roman pour ma femme qui, elle, s’est remise à la lecture, après une longue période d’hospitalisation. Mais c’est une autre histoire et je ne me sens pas trop d’étaler ses souffrances au grand jour. Je sais bien que « la santé par les plaintes » est un truc assez vogue. Et qu’à l’approche de l’automne de sa vie, on est parfois tenté de s’en remettre au don des larmes qu’on suppose chez son prochain. Et voici déjà que, sans même y prendre garde, cette touche maladroite de vert timide dont on a cru utile de teinter son petit récit tire-larme a fini par prendre la teinte même de la mort. Les yeux implorants, on voudrait rendre son existence plus digne d’intérêt aux yeux d’un monde déjà borné de malheurs en tout genre et que fait-on à part exhiber sa propre fragilité…

    Oui, il me semble que c’est bien à l’occasion des dernières courses de Noël, que j’ai lu, probablement au dos d’un de ces livres dont la couverture avait du me faire de l’œil, cette phrase. Une phrase, et ça je m’en souviens exactement, qui évoquait un rideau de montagnes, et puis, en arrière-plan, les riches nuances de l’hiver se déployant sous le soleil en train de se lever. L’hiver et ce pouvoir qu’il a de repousser les rousseurs de l’automne et toutes les rouilles de nos existences sous le linceul bien commode de l’oubli. Pour un temps seulement. Mais quand même. L’hiver donc. Et un rideau de montagnes. Il n’en fallait pas d’avantage. Oui. Il n’en fallait pas plus pour qu’un souvenir aussitôt me submerge. Un souvenir venu du plus loin de l’enfance…

    Et j’étais reparti au pays de neige. Et je me suis souvenu de cette fois. De cette fois où le chemin du retour vers Belcaire était entièrement recouvert de neige. Alors...Quelques mètres après l'embranchement qui menait au col de Trassoulas, Papa - je revois encore son pantalon de velours à grosse cotes et l’anorak maculé de gasoil -, Papa en toussant m'a fait un clin d'œil et je savais ce que ce clin d'œil voulait dire. " Tu pourrais pas nous changer un peu la musique?" Voilà ce que ce clin d'œil voulait dire. Alors, j'ai avancé mon petit doigt - il se tenait déjà prêt au cas où - au-dessus de la touche stop du magnéto K7, la seule "marquée au fer rouge " disait Papa. Depuis le départ - il faisait encore nuit quand nous avons quitté le village. Juste avant, nous avions déjeuné à la fourchette. Et comme ça, lentement, une bouchée après l'autre. Parce qu'ensuite, il faudrait aller vite, sans quoi les vaches…-, depuis le départ, Cats Stevens miaulait en boucle et ce bon vieux Cats n'était pas exactement réputé pour ses façons de chat sauvage. Voilà...J'étais sur le point d'enclencher une nouvelle cassette - King Crimson. Oui, il me semble que c'était une cassette de King Crimson. Cette cassette-là - lorsque j'ai entendu un son. C'était un son juste au-dessus de ma tête avec mon petit doigt qui s'avançait juste au-dessus de la touche lecture du magnétophone. Le son lointain d'une tempête de neige s'éloignant dans la bruyère...

    Plus loin, quelques heures plus tard…Les bêtes enfin à l’abri et les bâches tirées à la hâte sur les balles de regain entassées dans le hangar de derrière dont le portail fermait mal, nous roulions cette fois sous une violente tempête de neige et le rideau des montagnes s’estompait peu à peu comme nous amorcions la descente vers la haute-vallée, où les flocons ne tarderaient pas à se changer en grosses gouttes d’une eau sale et lourde, et Papa toussait à ne pas croire, le rhume à venir n’étant plus qu’une question d’heures. Mais au diable ce genre de crainte. Oui. Au diable ce genre de considérations un peu trop pusillanimes. Papa avait son entraînement et puis c’était tout. Papa jouait deuxième ligne. Il approchait de la trentaine et bientôt arriverait l’heure de raccrocher les crampons. De rejoindre « le royaume de la rouille » comme il le répétait de plus en plus souvent avec ce sourire un peu forcé. Je le revois encore - toujours le même anorak un peu pourri et, cette fois, son flottant blanc et ses grosses chaussettes rayées de rouge et de bleu qui venaient mourir juste au-dessus des mollets -, je le revois me faire un autre de ces clins d’œil qui voulait dire : « Tu pourrais pas nous changer un peu la musique ? » Alors, comme à chaque fois que nous laissions derrière nous le pays de neige et le rideau des montagnes, oui, comme à chaque fois que nous roulions vers le stade de la haute-vallée, à l’instant d’avancer mon petit doigt vers une nouvelle KZ, je savais quelle genre de musique choisir. Du rock épais et solide. Du rock largement saturé de guitares épiques. Hendrix presque à coup sur. Les Who, aussi. Parce que, bien sur, ce qui l’attendait sur le terrain…Mais c’est une toute autre histoire.

  • L’aurore s’en est allée

    Je viens juste de m’asseoir au coin du feu - j’avais espéré que le matin viendrait me raconter des histoires comme quand j’étais petit. J’avais cru que... et alors il y a cette scène qui passe et repasse dans ma tête, oui, comme ça en boucle. Cette scène qui défile lentement, une sorte de ralenti somnambulique échappé des vapeurs d’une nuit sans sommeil.

    C’est un lendemain de fête, c’est même un lendemain de réveillon et trois hommes en short - il me semble qu’on dit encore flottant, à l’époque - trois hommes, la petite quarantaine - sans peine je reconnais Pierre, Gilles et puis moi - trois hommes en short et maillot de rugby, donc, se retrouvent au centre d’une place de village - un bourg trapu comme on en trouve au creux des vallées pyrénéennes - une place à peu près déserte à l’exception d’un curieux équipage - s’agit-il d’un homme à mobylette ? N’est-ce pas plutôt une espèce de side-car ? De là où nous nous trouvons, on peine à distinguer la forme de ce qui vers nous s’avance, moins comme une menace qu’une promesse d’inattendu et de rire garanti - mais oui, d’un curieux équipage qui fend la brume et le silence matinal de ce 25 décembre, en hurlant des mots qui sonnent encore dans le lointain comme une suite de braillement d’alcoolique, preuve qu’en voilà un qui a du se divertir toute la nuit à quelques pétarades infernales, où l’on finit par deviner : « La Fraîcheur en Promotion d’honneur ! La Fraîcheur en Promotion d’honneur ! » à mesure que l’espèce de culbuto humain d’une soixantaine d’années, accroché vay que vay au volant d’un triporteur rouge vif, se rapproche. Et cet homme, par ici, tout le monde le connaît.

    « Hé Joke ! Où tu files comme ça ? » Il me semble que c’est Pierre qui finit par l’interpeller alors qu’il passe sans nous voir.

    -Pardi ! Boire la blanquette... chez Nestor. »

    Cet homme, que par ici tout le monde connaît, c’est Jocondo Papini. La gâpette en laine, le pouce et l’index jauni par ses gauloises au goût Maryland qu’il est le seul à fumer dans tout le pays et sinon les pantoufles trouées à chaque orteil et toujours le même survêtement trop court terminé par les grosses chaussettes rouge et blanche qu’il remonte au-dessus du genou pour une raison simple, évidente. « C’est un symbole de mon attachement au club. Ben oui, banane. Ça représente le boulet qu’on s’attache aux chevilles. T’as compris le coup ? »

    Il faisait partie de la bande de vieux bûcherons venus dans les années 50 de Lombardie et que les gens du village appelaient « l’équipe des bergamasque ». Des gars qui vivaient très chichement de la terre et qui, l’hiver venu, partaient « piquer » à la forêt afin d’améliorer un peu l’ordinaire. Je me rappelle combien la tâche de ces forestiers qui travaillaient souvent dans des massifs abrupts - à l’époque les routes forestières étaient rares et les bûcherons s’y rendaient à bicyclette - autant dire en milieu hostile, munis de simples haches et de quelques passe-partouts, oui, je me souviens combien leur tâche était ardue.

    Jocondo Papini dit joke. Autrement dit l’inamovible soigneur de la Fraîcheur, l’équipe qui fédère tout le petit peuple ovale de la vallée. « Un bien joli nom, la Fraîcheur, pour évoquer la jeunesse et le rugby », a coutume de s’extasier, Gilles, le centre au gabarit modeste et à la vivacité de poète, dont la moindre course, la moindre prise d’intervalle, la moindre passe sur un pas faisaient éclore des sourires en forme de fleurs au milieu de l’herbe grave de nos dimanches et, à présent que j’y repense, semblaient n’être faites en ce bas monde que pour mieux tourner en ridicule tous les télescopages bêtes et méchants qui commençaient déjà à voir le jour, par-ci par-là.

    Gilles et Pierre formaient d’ailleurs la paire de centres de la Fraîcheur. Et quelle paire de centres ! Et si je suis assez bien placé pour raconter à quel sommet de grâce et d’élégance évoluait le duo, c’est que j’officiais à l’aile, un poste où échouaient le plus souvent des tas de types aussi efflanqués et véloces que je l’étais, mais il faut bien en convenir, hélas et après tout ma foi, sans grand bagage technique. Et je dois dire qu’à la seule crainte de vendanger ne serait-ce qu’un des innombrables « bons ballons » distillés par ces deux-là, soit d’une passe limpide soit d’un maître coup de pied, suffisait à blanchir mes nuits d’avant match.

    «Et tu crois qu’il l’aura mis au frais à temps, la blanquette, Nestor ? » Et cette fois-ci, je m’en souviens, c’est moi qui souligne à la sauvette d’un reliquat d’ironie - car pour nous autres, aussi, la nuit a été courte - le fait que le fameux Nestor souffrait par intermittence- par avis de tempête et grand vent de troisième mi-temps - d’une curieuse maladie qu’entre nous on nommait : «  l’alcool Alzheimer. »

    Nestor. Rien qu’à son évocation le cœur me saute trois battements. Nestor. De son vrai nom Roger Latreille, Nestor avait débarqué de sa région parisienne natale, il y avait plus de quarante ans, et après s’être également employé dans les rudes travaux forestiers - le surnom des joueurs de la Fraîcheur n’était-il pas « les hommes de la forêt ?- il avait trouvé moyen de faire fortune dans la fabrication de vêtements en cuir et peau. De son usine qui finit par faire vivre la plupart des habitants de la vallée, sortait d’ailleurs le caban en peau lainé frappé de l’emblème de l’Isard que chaque membre de l’équipe avait pour obligation de porter afin d’assurer la promotion déguisée du sponsor principal du club qui en devint assez vite le président.

    Nestor qui, de son propre aveu, « n’y entendait strictement rien au rugby mais voulait seulement « que les gens de la vallée soient heureux » ; Nestor et sa manie de régler les officieuses primes de match en caisses de blanquette de Limoux, ce mousseux qu’il affirmait même préférer au champagne. Nestor...

    « D’où ça lui est venu, déjà, ce surnom, au président Latreille ? » s’interroge Pierre alors que Joke et son triporteur rouge vif ont disparu depuis belle lurette et que nous sommes enfin lancés dans ce décrassage, post réveillon entre anciens, décrété la veille et c’était lors d’un de ces lotos du rugby où nous étions si heureux de ces retrouvailles improvisées. Mais oui, c’était, juste avant le dernier verre pour la route, comme trois quadras à la ceinture abdominale de plus en plus relâchée se jetteraient dans un ultime défi à la mémoire de leurs jambes de vingt ans.

    « C’est pas toi Gilles ? » je lâche d’une haleine sifflante. Promis dès le premier de l’an j’arrête de fumer. « Ah non. Vous pouvez pas me coller ça aussi sur le dos. » Et je revois la foulée de Gilles, ample et déliée, s’ajustant à merveille à la cadence imprimée par Pierre - ne nous a-t-il pas confié, hier soir, qu’il sortait tout juste d’une opération de la hanche ? - lui aussi très facile. Quand je vous parlais de grâce et d’élégance. La côte des espagnols s’annonce et je redoute d’y laisser un rein. Le dernier mot, comme souvent - comme toujours, revient à Pierre. « Ah mais voilà. C’est Sanglier qui l’avait surnommé Nestor. A cause du personnage de Léo Mallet. Ce privé un peu anar. Un peu gavroche. Vous savez. Nestor Burma. » Sanglier ? L’effort me coûte. Je pioche. Et c’est à croire que l’oxygène ne parvient plus à m’irriguer le cerveau. Sanglier ?

    « Mais oui. » Heureusement que mes deux complices sont là pour me rafraîchir la mémoire. L’année prochaine, je jurais solennellement d’éviter le loto du rugby et surtout, oui surtout, la blanquette de Nestor. « Sanglier, ce petit pilier, d’origine italienne lui aussi, tu sais, celui qui ne jurait que par Aldo Gruarin et qui avait tué l’âne de son père d’un seul coup de poing, pan, en plein sur le museau, vexé comme un poux parce que le vieux trouvait plus d’intelligence à l’animal qu’à son rejeton. Sanglier quoi ! »

    Et maintenant que la côte des espagnols s’adoucit un peu, l’image de ce petit homme bourru, amateur de « policiers » comme il disait et de jazz manouche, se précise. Arnaldo Gipponi. Un dingue de chasse - il nous parlait fréquemment du sang noir qui le tourmentait à l’approche de « l’ouverture » - qui dut renoncer à sa passion pour l’amour de la belle Helen, cette anglaise aux cheveux roux incroyables, revenue de Katmandou et du flower power , du moins le prétendait-elle, au volant de son combi Volkswagen mauve avec quoi elle faisait de temps à autre le taxi d’une vallée à l’autre. Il me semble qu’ils ont fini par monter un des premiers centres équestres de la région qui proposaient des randonnées…à dos d’âne...ou bien ?

    Je viens juste de m’asseoir au coin du feu - j’avais espéré que le matin viendrait me raconter des histoires comme quand j’étais petit. J’avais cru que... et alors il y a cette scène qui passe et repasse dans ma tête, oui, comme ça en boucle. Cette scène qui défile lentement, une sorte de ralenti somnambulique échappé des vapeurs d’une nuit sans sommeil. C’est un lendemain de fête, c’est même un lendemain de loto du rugby et de réveillon et trois hommes en short - à l’époque, il me semble qu’on dit encore « flottant » - trois hommes, la petite quarantaine - sans peine je reconnais Pierre, Gilles et moi ; trois hommes en short et maillot de rugby, donc, se retrouvent au centre d’une place de village avec dans l’idée de faire un «léger footing de décrassage entre anciens ».

    Il me semble que l’aurore s’en est allée, ça fait bien longtemps, mais je me demande encore qui de Pierre ou de Gilles a eu, ce matin-là, la bonne idée de pousser jusqu’à chez Nestor...« manière de nous faire payer un coup de blanquette. »