Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Un vieux rugbyman des landes qui toréait des araignées géantes

    C’était octobre et je discutais avec ce garçon à l’aspect de chat sauvage, un garçon comme il y en a, jamais vraiment revenu de l’extrême angoisse de l’adolescence. Il voulait réaliser un film dans lequel j’aurais eu l’un des tout premiers rôles, un film entièrement tourné en langage des signes, à la gloire d’un vieux rugbyman des landes passé maître dans l’art de toréer des araignées géantes. J’avais tout juste vingt ans et je ne m’étais pas encore mis dans la tête qu’un jour, il faudrait bien que mes deux vies- le soir j’étais serveuse dans des bars de nuit- le jour, je suivais des cours d’art dramatique- finissent par n’en faire qu’une seule. Je me souviens qu’il flottait une odeur de soupe et de clope froide sur le monde. Et sinon, le vide chantait dans ma tête.

    Au début, il avait tenu à me présenter l’acteur principal. Il s’agissait d’un vieil homme avec une sacrée brave tête de Père Noël . Dans le script que j’avais parcouru à la sauvette durant mon trajet en RER, au moment où je lui déclarais ma flamme avec des mots audacieux, il portait un sweat à rayures et, par-dessus, d'atroces bretelles rouges. Toute la scène était censée se dérouler chez moi- un film sans budget mis en scène à la diable-et je me suis dit alors que la passion jurait quand même un peu dans cette salle à manger où on ne voyait que cette saleté de rideaux prune. C’était octobre et nous étions en présence d'un script un peu mal fichu et d’un décor bobo craspec tiré à la ligne, avec des rideaux prune comme base harmonique. Dans ce script, d’ailleurs, que ça qu'on voyait, qui vous sautait aux yeux, ces fichus rideaux prune et, croyez moi, c'était dur de se dire « je t'aime » sous des rideaux prune pareils. Et pourtant, me répétait le metteur en scène, ce vieux rugbyman devenu sur l’âge expert en mélancolies, personne ne l'aimait comme je l'aimais. Et rien que de l'aimer comme ça, tenez, je devais avoir l'impression de défier le vent du Nord sur la piste d'un stade olympique. Voilà.

    Le metteur en scène a dû remarquer mon air quelque peu dubitatif, m’a demandé si j’aimais ça, le rugby (pour lui, cinéma et rugby avait toujours eu partie liée et ça d’où qu’on regarde) les espaces quelconques et le thé à l’abricot, j’ai du répondre oui, il a donc commandé deux thés à l’abricot et alors il s’est mis à me parler plus en détails du vieux joueur landais ( il s’agissait à ses yeux du dernier troisième ligne centre capable de ralentir le temps, oui, de le suspendre et donner à tous ces instants de match qui paraissaient morts pour de bon, l’illusion de la liberté à venir ) Comment il le voyait, ce joueur. Son parcours. Ce qui l’avait amené à faire une chose pareille: les corridas de nuit- le film se déroulait pour l’essentiel de nuit. De nuit et dans une arène déserte ou alors un stade aux allures de nef fantôme (le décor n’était toujours pas arrêté) où l’ombre n’aurait pas encore appris à composer avec la douleur. Il était primordial que le sable des arènes soit aussi rose que l’aurore ou alors que la pelouse du stade, si tant est que, - oui, les corridas de nuit avec des araignées géantes. Des araignées qui s’avéraient assez vite bien plus féroces que les taureaux de Miura.

    Le vieux rugbyman landais, bien sûr, n’avait pas toujours été troisième ligne. Non. D’abord il était né tout près de Vic-Fezensac. Vic-Fezensac, je l’ignorais à l’époque, était la terre natale de d’Artagnan. D’Artagnan, le vrai- le seul -l’unique, pas juste le personnage de fiction au romantisme plus ou moins altéré film après film, le garçon à l’aspect de chat sauvage, comme ça qu’il le voyait, comme un être à son image- parler des autres revient toujours à s’étendre un peu sur soi. En mieux, même si, même si...- un être, vous savez, plein de cette maladresse à la grâce ombrageuse, un être aux mains trop grandes pour offrir autre chose qu’une poignée de mauvais coups. Trop longtemps, répétait-il, en me lançant de ces longs regards poste restante. Trop longtemps que ce type avait dans son enfance soupé à la grimace et qu’il devait s'endormir sur le bide et tout ça pour mieux recommencer, chaque matin, ses petits ronds d'indifférence et de légèreté dans la boue et les flaques. Trop longtemps. Et sans cette vie de troupe intermittente et joyeuse, c'est salement que le gamin puis l’adolescent aurait pu vieillir. Sans même s’en rendre compte. « Imagine un peu ce jeune homme condamné à courir les bois comme une bête moribonde. Avec pour seul horizon cet alignement de pins un peu trop rectiligne. » Oui-oui. Trop longtemps que même après ses innombrables actes de bravoure, sur la fin, il n'avait plus que cette aigreur de vieille moustache en guise de consolation. Parce qu’il devait bien sentir, tout au fond de lui, que s’en serait bientôt terminé de vivre vigoureusement, qu’il ne fallait, dès lors, plus perdre une occasion de se mettre au défi, d’être un appui, un secours pour les autres, ses équipiers qu’il aimait mieux que des frères. Oui-oui-oui, sur la fin, il était aussi dur avec lui-même que Dieu envers les hommes.

    J’avais du mal à le suivre, il a du s’en apercevoir et en a conclu à la sauvette que le thé à l’abricot n’était pas une boisson tellement appropriée pour parler d’un film comme ça. Il a commandé deux verres de vin de la Rioja et alors on nous a apporté un pichet de Beaujolais. Il s’est mis à boire comme un perdu et puis il a continué à m’expliquer le parcours du vieux rugbyman landais. Comment vers la fin de sa vie, cet homme - ce d’Artagnan moderne d’abord né à Vic Fezensac où personne n’échappait à l’amour- l’aficion on disait - de la corrida et du rugby ( le jeu le plus noble au monde quand on décide qu’il ne s’agit que d’un jeu, que de ça et rien d’autre et surtout pas d’un sport…) ou alors ça revenait à vivre reclus, à traverser toute la ville, à gravir une pente avant de s’asseoir sur un muret, à l’écart, là où il semblait que le monde devait finir dans l’indifférence la plus totale - comment cet homme sur l’âge était donc devenu - avait-il repris ses études ? Une ellipse et hop le tour était joué. Au cinéma tout est toujours possible- un des plus grands spécialistes mondiaux de médecine du sport, doublé d’un soigneur aux pratiques singulières. Et que de Dax à Auckland en passant par Voiron ou Lavenalet, il avait soigné et parfois même sauvé certains des plus grands joueurs de l’époque suivante- le verbe était devenu chair. Le romantisme viril des temps canons avait depuis belle lurette cédé aux mécanismes de destruction massive. Ce jeu de combattants était devenu un sport, rien qu’un sport à l’ultra violence assumée. Taillée sur mesure pour les écrans toujours plus avides de gladiateurs postmodernes. Et puisque tout un chacun paraissait s’en réjouir…- oui, recousant et suturant sans relâche, stoppant à qui mieux mieux les hémorragies les plus spectaculaires et très souvent à même les matelas de fortune qui tenaient lieu de bloc opératoire dans certains stades de série régionale.

    Et puis, un soir, en logeant les tribunes muettes et vides du stade municipal où il avait disputé sa première rencontre, comme il rentrait chez lui, il avait croisé cette fille- le personnage que je devais incarner dans le film- une fille en imperméable rouge dont les grands yeux noirs fredonnaient en passant une version inédite du mal d’amour. La façon qu’elle avait de s’agripper désespérément à sa moue pensive et recluse lui plut tout de suite. Il décida de l’aborder. Proposa de lui offrir un verre et puis, un peu plus tard qu’il avait vieilli d’un seul coup avec elle, de la raccompagner. Et bien sur, entre ces deux là, ce fut la passion. Quand bien même on se rendait coup pour coup, chaque étreinte leur laissait au cœur une empreinte d’une douceur à ne pas croire. Mais il arriva un jour, un jour comme il y en a, où la fille à l’imperméable rouge eut l’envie d’aller rajeunir un peu ailleurs. Il pleura, la supplia mais, déjà, elle s’était enfuie de sa main comme un ballon. Tout autour, soudain, se mit à circuler une odeur étrange. Plus du tout cette odeur de cuir, de parfum violent, de grâce et de sang, de pelouse et d’amour chienne. Non. Une odeur plus tourmentée. Une odeur de chose qui ne sert plus. D’avant la mort. C’est alors qu’il fit vœu de silence, décida de s’éloigner à tout jamais de la clameur des stades, sans doute le seul endroit au monde où pour lui les sentiments s’étaient un jour mis à penser, et qu’il décida de se laisser mourir comme un grand plaintif, quelque part- Où exactement? Nul ne savait.- quelque part dans- du moins le supposait-on- quelque coin de bois sombre de ses Landes natales...

    C’était octobre et je discutais avec ce garçon, ce jeune metteur en scène à l’aspect de chat sauvage. Il voulait réaliser un film en langue des signes à la gloire d’un vieux rugbyman landais, passé maître dans l’art de toréer des araignées géantes.

    Le film ne s’est jamais tourné. C’est dommage. Entre temps le garçon s’est entiché d’une autre histoire. Celle d’un tennisman aveugle qui fumait des Gauloises au goût Maryland. Une autre histoire, comme il y en a. Oui c’est dommage. Aujourd’hui, je me souviens encore de cette scène où je m’asseyais tout au bord du terrain, le visage enfoui dans un grand foulard bleu marine, pendant que le vieux rugbyman des Landes à l’air mélancolique écrivait, et c’était à la craie sur un vieux tableau de marque en bois, ce nom oublié depuis des années infinies. Il me semble que c’était le mot « rugby » qu’il traçait d’une main tremblante.

  • Tout ce boucan dans sa tête

    Ce dimanche matin ressemble à un endroit perdu pour l'intelligence, se dit-il en ouvrant un œil torve, brouillé par la mélasse de la nuit dernière. Le bruit assez violent des volets contre la fenêtre l’a tiré du demi sommeil où il colmatait son alcool entre deux images sans queue ni tête. Dans le dernier rêve dont il se souvient, alors, voyons, il y avait cette jeune femme qui mangeait des cuillères à soupe. Et puis, limite bord cadre, une chaussette orpheline sur le point de fondre en larmes…

    Lui, alors, c’est un homme, la quarantaine qui renarde un peu sur la fin, un homme qui sait- il a payé pour voir- comment endurer la vie étroite de nos provinces sans se plaindre. Qui s’accommode de tout ce gris autour, un eczéma comme un autre. Et sinon, il retourne un peu toujours les mêmes pensées dans sa tête. Ces pensées qu’il retourne sans cesse, c’est comme le caleçon sale de la veille, ça pue, on y a transpiré à mort et pourtant on s’empresse de le remettre. Et sinon, il aimerait bien, quelquefois, rejoindre la compagnie des hommes légers. Mais, par ici, surtout en hiver, la terre est trop lourde et le ciel beaucoup trop haut. Les hommes légers, c’est comme ça qu’il appelle les amis qu’il avait, avant. A l’époque où le rugby et la jeunesse gouvernaient encore sa vie. Qu’il jouait premier centre, ouvreur et même, mais oui, troisième ligne aile, «pour dépanner», dans une équipe de potes. Une équipe un peu folklo, sans siège social et presque sans terrain d’entraînement attitré- heureusement qu’il y avait des champs à perte vue. Oui. Heureusement- mais qui tournait pas mal dans la région. On était plus jeune, avant, se dit-il, mais putain c’est fou comme l’hiver vient vite…

    Il n’a pas toujours été ce qu’il est, cet homme. Ce qu’il est, voyons, c’est cette espèce de mec qui s’échine, envers et contre tout, à vouloir rester…oui voilà…vieux-jeune. Ce mec qui perd son pantalon et accuse sa ceinture de l'avoir laissé se débrouiller tout seul. Voilà Ce qu’il est…devenu…

    Le gris achèvera de se noyer dans l’eau du robinet, se dit-il. Oui. Plus tard. Si l’envie lui prend de refaire un crochet par la salle de bain. Plus tard. Il crache un dernier reliquat de dentifrice. S’essuie la bouche au revers de sa manche de robe de chambre. Il verra bien, après tout, ce qu’elle lui réserve, la vie. Plus tard, alors. Oui. Plus tard. Pour l’heure, déjà, se remuer un peu. Il essaye sur la pièce un regard panoramique, mais si le cœur est hardi, le maintien s’avère trop timide. Il se souvient. D’il y a trois jours. Du coup de téléphone en pleine nuit. Il se souvient. Ce dimanche n’est qu’un coin paumé de plus au milieu de nulle part, se dit-il. Un monde d’apparence paisible où plus rien n’arrive. A part la maladie. Et puis la mort. A condition d’avoir été bien sage. Oui. A condition…

    Au commencement, alors, il est né. Il est né un soir novembre et c’était en 1970....

    En saluant les deux ados- une fille- un garçon- qui se disputent à coups d’adjectifs sauvages l’ordinateur familial, il repense aux dernières conversations qu’il a eu avec cet ami cuistot- son ami- le seul ami qu’il s’est fait dans ce coin si hostile aux étrangers - et à cet instant assez pénible, cet instant où sur les joues blêmes de cet ami-son ami- des larmes brillaient alors qu’il abordait- leurs dernières conversations ça a fait comme des chats et alors c’est retombé à chaque fois sur la même conclusion- comme il abordait la question de la mort, oui, la mort-sa mort. Sa mort qu’il espérait proche. Rapide. Et surtout, sans douleur. Cet ami- son ami est paraplégique et ça c’est depuis une saloperie d’accident de la route survenu au retour d’une troisième mi-temps comme il y en a, surtout à cet âge de turbulences qu’on sait, alors qu’il roulait à fond sur les routes de campagne, l’autoradio crachant les chansons des Clash ou des Dead Kennedy’s ou des…

    ...ensuite, évidemment, il a été un enfant. Un enfant du Sud. Du Sud exactement, pense-t-il. Le Sud exactement, tout compte fait, n’était qu’un lieu assez vicieux peuplé de petits blancs hostiles et pourris de préjugés. C’est pourtant à cette époque qu’a eu lieu sa première rencontre avec le rugby. Lorsqu’il y repense…Mais oui. Le virus du rugby s’est bel et bien transmis grâce à ce grand-père-son grand-père. Son grand-père était un légionnaire en retraite. Un type brutal et colérique. Et aussi un numéro dix hors pair. Lorsqu’il y repense…Un type qui avait une telle haine en lui…Lorsqu’il y repense…Son grand- père avait deux amours: ses chiens de chasse et son fichu rugby. Ballon en mains, il exprimait de telles émotions, que, voilà, tout petit, alors il a eu envie de faire pareil…

    Depuis plusieurs semaines, après le boulot- il fait la plonge dans une brasserie de la ville voisine du gros bourg rural où ils se sont installés avec sa femme, ça fera bientôt quinze ans- depuis plusieurs semaines, donc, il a pris l’habitude de passer voir son pote pendant la coupure de l’après-midi. Au départ, qu’il passe comme ça sans prévenir, l’autre ça n’a pas eu trop l’air de le ravir outre mesure Pour tout dire, ça l’a même pas mal bousculé. Après le service, le cuistot aimait jusqu’ici rester en cuisine, tout seul, lumières et fourneaux éteints, et là, tout seul, tranquille, sans son commis de malheur ni sa patronne de femme toujours fourrés dans ses pattes- les roues de son fauteuil quoi- de piquer un roupillon ou bien de parcourir un journal sportif, de feuilleter pour la énième fois cette bio de Richard Astre, avant l’accident il jouait 9. Voilà- ou bien de commencer à tourner ses légumes, le tout lui servant de prétexte bien commode pour revivre en solitaire- il arrive que les images et les sons soient plus tenaces que les mots- le bruit nerveux des crampons qui rayent le couloir, toujours ce tunnel grignoté par l’ombre au sortir du vestiaire, le choc du premier plaquage, la rumeur de machette rythmiques des tchic tchac sur les pelouses grasses, en écoutant de la musique, tout seul, le volume, s’il vous plaît, toujours poussé jusqu’au plus fort. Oui. La première fois qu’il a vu son pote s’amener comme ça en pleine coupure, alors le cuistot l’a eu mauvaise. La seconde aussi. La troisième, pas mieux. Et puis, par la farce des choses, disons qu’il a fini par prendre le pli de ce qui risquait, de toute manière, de devenir une habitude…

    Ces visites pendant la coupure de midi, du reste, entre eux, maintenant c’est devenu comme une sorte de rituel. Le rituel est simple. Le plongeur passe son nez à la fenêtre qui offre une vue plongeante sur les cuisines situées en contrebas, puis renifle bruyamment comme une bête affamée, puis fredonne d’une voix nasillarde le début de quelque refrain de stade, de quelque hymne d’après féria et ça les fait toujours rire, même si ça fait bien longtemps que le marchand de sable pour eux est passé, puis il s’élance comme un perdu, pour atterrir, pas toujours sur ses deux pieds, entre les fourneaux et la table chaude, en gueulant «come on Ritchie» Son ami Cuistot, au fait, s’appelle Richard (Oui, Richard parce que son père était un fan absolu de Richard Astre. Le rugby est affaire de transmission. Une fois qu’on sait ça…) Parfois il saute carrément dans la cuisine avec son vieux wallaby prêt à l’envol et alors, Richard alias Ritchie gueule: «Sautée une! Passe-moi la gonfle…»

    Vu d’ici, se dit-il, oui, ça ressemble à l’un de ces dimanches matins hantés par le fantôme d’un mec pas plus décidé que ça à se raser la barbe, sauf qu’il a promis à sa femme qu’il serait beau- à la hauteur en tout cas et que c’est un jour spécial, une journée particulière, moche, atroce, tronchée jusqu’à l’os. Une journée comme il y en ut a dans la vie. C’est même le fantôme d’un mec qui avance un orteil timide sur le carrelage de la cuisine. Qui, après avoir envoyé les deux ados à la douche et au trot- parfois il se trouve un peu brutal, lui aussi. Parfois il se surprend même à soupçonner quelques similitudes entre cette colère verbale, presque ordurière et les manières terribles de son grand-père. Parfois…-qui, enfin, après vérification que ça caille vraiment, rajuste la ceinture de sa robe de chambre. Qui pense que tout ça, putain, non, c’est pas juste. Non. Putain. C’est pas juste. Mais ce n'est pas nouveau, se dit-il, les robes de chambre n'ont jamais eu aucun sens du bien et du mal…Lorsqu’il rejoignait Richard dans son antre- Richard s’était battu pour faire aménager l’endroit pour qu’on puisse y faire la cuisine en fauteuil, c’était une cuisine traditionnelle reloaded comme il disait, à la sauce Ritchie, une cuisine dont la renommée dépassait largement le cadre local-les deux amis en venaient assez vite et tout naturellement à parler soit des jeunes Espoirs du cru, soit de ce championnat pro où les collisions « un beau jour vont finir par laisser un mec sur le carreau.» Et tous les deux, comme ça, plantés au beau milieu de cette cuisine qui sentait bon les plats traditionnels reloaded by Ritchie, avec un peu de recul, oui, tu aurais dit deux... capitaines restés enfermés dans leur cabine histoire d’étudier leurs cartes bien à fond, afin de se dégotter un nouveau bateau à piller. Oui, voilà, c’est ça…

    «T’as pas la dalle, toi?» lançait toujours Richard en guise d’intro. « Bière et chips, mec! Après, les choses, crois-moi, ça prend toujours une bonne tournure!»

    Au bout d’un moment, chacun s’est mis à parler à tour de rôle, ce qui donnait de petits monologues étranges et décousus, des bribes d’histoires rugbymanes murmurées d’un ton sec et nerveux, des chansons qui charriaient des bouts de matchs minuscules, un peu comme dans ces thérapies de groupe entre petits timides qui souffrent de ce grand complexe que c’est, ah oui, la mésestime de soi, quand les points de rencontres vous manquent, qu’on se lie plus qu’à travers des lambeaux de souvenirs et qu’il n’y a plus grand-chose à raconter. Plus rien…

    Sa femme lui a fait réchauffer un peu de café qu’elle lui apporte maintenant sous la véranda où le froid ne tarde pas à lui mordre les lèvres. Il achève de se raser. Face au pommier du jardin et aux museaux des vaches qui s’avancent doucement vers l’oubli. Il a n’a même pas envie de tendre sa main vers les fesses de sa femme qui sans doute esquivera au dernier moment, comme elle fait d’habitude. D’habitude, il aime bien quand elle fait ça. Mais non. Pas aujourd’hui. Non. Il faudrait partir dans un quart d’heure, lui dit-elle, d’une voix blanche et molle. Oui. Dans un quart d’heure. Et alors il pense à son ami retrouvé mort. Dans sa cuisine. Il ferme les yeux durant quelques secondes. Il imagine Richard. Richard qui se marre. Tente de lui ouvrir une bière. Et puis il revoit Ritchie. Ritchie un canon enfoncé dans la…

    Tu sais, quand j’y pense, lui avait dit Richard- c’était la première fois qu’ils avaient vraiment sympathisé tout ça- oui, tu sais, si des types comme moi, ont voulu faire ça: jouer au rugby, c'est sans doute pour tenter de débusquer ce frère qu'on a tous, tu sais, ce frère tapi dans l'ombre et qui revient marcher, régulièrement, silencieusement, comme l'équerre à côté du triangle. Ce frère qu'on feint d'ignorer. Ce frère, tu sais, comme un membre fantôme…

    Les fleurs du pommier et les sanglots de la nuit dernière s’éparpillent. C’est dimanche matin. Il achève de se raser. Au début, pourtant, à cause du froid, il a été tenté de battre en retraite. Sauf qu’il a promis et qu’aujourd’hui c’est un jour spécial. En refermant doucement la porte, sa femme lui demande s’il veut qu’elle lui repasse sa chemise noire. Elle, elle est presque prête, alors elle a le temps. Et puis pour la cérémonie, la noire, quand même, ce serait mieux. Il n’a pas entendu. Depuis une minute, il chante, heurtant sa voix comme un bloc de révolte contre celle de son frère de sueur. Il chante quelque refrain de stade, quelque hymne à la jeunesse perdue. C’est le seul moyen qu’il ait trouvé pour tenter de faire taire tout ce boucan dans sa tête...