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D'un vieil ours surpris en train de penser comme une écrevisse

Le jour baisse. C'est comme ça. Je textote un « je t'aime » à la fille qui partage désormais ma vie. Deux-trois courses à faire. Une semaine que...Alors, ce soir : quelques verres, les yeux rougis de nos clopes et ce face à face des amoureux qui hésitent à prononcer les mots décisifs de peur qu'ils ne s'effacent. Le manque a ceci de particulier qu'il creuse une sorte de trou très loin au fond de l'estomac et rien que de sentir, déjà, vos lèvres qui s'appointent, rien que ça...

Je tousse gras – les derniers assauts héroïques d'une crève chopée à force de faire les cent pas dans cette cour d'école où j'ordonne, comme je peux, le chaos d'une bande de gamins trop mal élevés pour être crédibles - j'enfile le vieux k-way de maman – il lui arrive encore « d'aller aux champignons », dans ce pays de montagnes assez loin d'ici. Le fond des poches est tapissé d'un odeur de thym sec – et puis je jette un œil par la fenêtre. Paris pleure. Ou alors c'est juste un peu trop de pluie.

Une fin d'après-midi au milieu de l'hiver. Plus beaucoup d'ambition à part que j'aimerais, cette fois, quitter l'appartement familial le plus discrètement possible. Mais c'est sans compter sur cette série de mauvais bruitages de clé et de verrou. Et puis, après tout, ce sont les maladresses qui vous font et vous défont. Et puis, après tout, une vieille porte blindée a toujours quelque chose à dire quand on la quitte sans prévenir. La voisine aussi. A son regard perdu – tout ce qui peut tracasser un œil est au moins aussi parlant que la rumeur, pleine de reproches, d'une clenche qui grince – oui à ce regard perdu entre trois lessives en retard et les yeux sombres de ce garçon qui, là bien sûr j'extrapole, commence sans doute à se lasser de n'être qu'un plan cul en garde alternée – les trousseaux lorsqu'ils vous glissent des mains, la porte qu'on voudrait retenir mais qui finit par claquer, ça raconte le genre d'histoire que l'autre, assoupi derrière, n'a pas forcément envie d'entendre -, oui à son regard de noyée que j'intercepte à la sauvette, je suppose que son fils a encore dû lui donner beaucoup de fil à retordre.

" Salut. Alors ça a fini par gagner, votre match ?" me demande-elle, par politesse. On ne se connait pas plus que ça. Depuis que je suis revenu vivre ici, on a pris l'habitude de se reconnaître entre deux portes. C'est tout.

- Oui. Difficilement mais ils ont gagné. J'espère que je ne vous ai pas trop dérangée. Parfois je m'emporte un peu, vous savez, devant le rugby.

- Oh je n'y connais rien au rugby. Et pas sûre que ça m’intéresse. C'était quoi, aujourd'hui ? Quelque chose comme un match hyper important, c'est ça ?

- Quelque chose comme un France-Angleterre. Et c'était aussi peu important que les rêves qu'on fait dans la jeunesse. Mais à chaque fois, pourtant, je me laisse prendre.

-De toute façon, je n'ai pas levé le nez d'une montagne de paperasses. Alors un peu d'animation...C'est trop calme ici, les weeks-ends. Ils partent tous. On dirait un vieux dimanche.

Pourquoi reste-t-on figés, elle et moi, nos portes trop lourdes qui tardent à refermer le chapitre d'une après-midi qu'un excès de romantisme adolescent a fini d'épuiser, il y a longtemps ?

- Bon, je file... me dit-elle, parce que finir une conversation sur des points de suspension, c'est encore faire trop d'honneur à la mélancolie. Alors, une conversation qui n'a jamais eu l'intention d'en être une...

Oui, son fils a dû lui causer un peu plus de soucis que d'habitude. Bref. Les tracas ordinaires d'une maman solo toujours entre deux rendez-vous professionnels, et toujours cette soif féroce d'indépendance et toujours l'entraînement de basket de son « petit poulet » qu'elle ne raterait pour rien au monde, même au-delà des fatigues. Et toujours le match du dimanche matin où elle filtre ses encouragements d'un placenta d'amour. Même si, parfois, il lui arrive de ne plus tenir en place. Alors elle tape des pieds et des mains en cadence pour éviter de donner de la voix, de peur que ça le dérange, lui « mette la honte. »

Et dans ses yeux, ce petits tas de « même si», vraiment pour tout le monde, ça vaudrait, en temps « normal », pour autant de « je t'aime » écrit en lettres majuscules. D'ailleurs, au point où j'en suis, j'imagine qu'il n'y a qu'à lui et à lui seul qu'elle parvient encore à dire ces mots-là. « Je t'aime. » Mais le monde n'en a absolument rien à foutre d'une maman qui, par la farce des choses, a appris à tout maîtriser – émotions comprises - à tout compartimenter dans les cases savantes de son cerveau où il suffirait de se fier à une certaine magie du rangement pour éviter de trop souffrir. Et puis, après tout, « en temps normal », ça n'existe pas.

Oui, voilà. Et toujours regarder « son petit poulet » se faire avaler, comme à marée montante, par l'ascenseur du lundi matin qui l'emporte, d'abord vers le collège, plus tard chez son papa auquel il aimerait tant pouvoir ressembler, comme ça, de temps à autres. Mais à quoi ça peut bien ressembler un père ? Une maman solo, en vrai, j'ignore ce que c'est. Alors un père, même de temps à autres...Et puis, après tout, dans la vie tout ce qu'on sait, c'est qu'on ne sait pas.

Le jour baisse. C'est comme ça. Dans la rue où j'ai l'air d'un vieil ours surpris en train de penser comme une écrevisse,  je textote un énième« je t'aime » à la fille qui... sans attendre de réponse. Arrive toujours ce moment où il y a des mots qu'on ne peut plus dire...

Commentaires

  • Hello Benoit ! Enfin, je prends le temps de trouver ton blog, d'en lire quelques textes et de te laisser, mon ami, un commentaire.
    Ah, ce rugby... Aussi important, pour moi, que les rêves que l'on fait dans sa jeunesse et auxquels nous cherchons, parfois difficilement parfois heureusement, à rester fidèle.

  • Merci du passage, mon cher Richard...Je te suppose en train de courir partout sans désemparer, en ce moment, alors ton petit détour dans ces parages compte double!!

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