Ça a commencé par hasard. C’était le début des vacances de Noël et le voisin de Papa qui vivait de la revente de livres anciens rachetés par wagons entiers à l’Emmaüs du coin - il m’en refilait des caisses en échange de quelques DVD quasiment neufs que des potes critiques me refourguaient histoire de participer, eux aussi, à la complète dématérialisation de tout l’univers - oui, le voisin de Papa que les gens du village appelaient « la cloche » m’avait prévenu - et même au téléphone, il m’avait semblé que sa voix, au départ pas plus affolée que d’habitude - Papa le surnommait « Tic-tac » à cause de son débit de mitraillette - s’était vraiment mise à battre les cent coups - oui « la cloche » m’avait prévenu que le vieux venait à nouveau de tirer sur le fils Barrailla. Sauf que, cette fois-ci - tirer à cinq reprises sur le nouveau facteur, ça commençait à faire pas mal - le maire n’avait pas pu faire autrement que d’alerter les gendarmes. Papa avait même eu droit à une garde à vue en règle. Cellule de dégrisement et tout. « Faut que tu viennes démerder tout ce bordel. Le vieux a vraiment dégoupillé ce coup-ci. Si tu le calmes pas, ça risque de se finir avec du sang ou par une fin violente »
Le ton avec lequel « la cloche » avait débité son laïus était net, sec et sans réplique. La mort dans l’âme j’ai dû remettre à plus tard mes projets de week-end-hôtel de la plage-reprise d’un ancien scénario ( en tant que script-doctor, on me demande parfois de retoucher des scénarios. De remettre sur pied des histoires dont l’intrigue s’est mise à boiter ) pour lequel un producteur télé venait tout juste de me relancer. Un week-end que je m’étais pourtant mitonné aux petits oignons, sur la côte d’Émeraude. Avec vue imprenable sur la petite maison de pêcheur que mon ex-femme et son nouveau compagnon partaient se retaper chaque vendredi soir, histoire de laisser infuser l’aigreur plus profondément dans chaque parcelle, dans le moindre tissus de mon être et, qui sait, de trouver là matière à ourdir quelque complot machiavélique au terme duquel je pourrai enfin savourer ma revanche. Oui-oui, je sais ce que vous vous dites. Je sais. Et, croyez-le ou non, sachez bien que je me méprise aussi pour ça. Mais c’est à croire que, dans notre famille, l’esprit de vengeance a élu domicile dans nos gènes comme un microbe têtu.
En dormant à moitié dans le train - un véritable tortillard, deux heures d’arrêt à Brive, à peu près vide hormis un groupe braillard de bidasses avec quelques litrons de bière pour seul viatique dans cette interminable nuit de l’espèce - oui, à moitié assoupi sur mon script, j’imaginais d’ici le paternel et sa fière allure de nabot, le visage rougi par une soudaine envie de violence, se demandant comment il avait pu faire pour louper son coup. Dans son esprit buté et malade, tout ce qu’il y avait à faire, c’était de décrocher le vieux calibre du grand-père et d’aller, ni vu ni connu, prendre tranquillement le poste derrière le massif de cytise. Et puis d’attendre - attendre, mon père faisait ça à la perfection. Un vrai bonze et quand j’y songeais, il aurait pu trouver un job dans le cinéma sans aucun problème - attendre que la tournée du fils Barrailla l’amène à nouveau dans les parages. « La cloche » le soupçonnait même de s’envoyer lui-même du courrier, afin d’être sûr et certain que l’autre repointerait le bout de son nez par ici. Plusieurs semaines que le manège durait. La maladie de mon père empirait et peu dire que le malheureux postier n’avait pas fait grand-chose pour mériter un tel acharnement.
Son seul tort, bien sûr j’écris ça entre de gros guillemets lumineux, était de s’appeler Barrailla. Et bien sûr, aux yeux de mon père, il s’agissait d’un tort exclusif, depuis, à savoir plus de cinquante ans en arrière, qu’il avait voué ce nom à l’enfer et ce jusqu’à la consommation des siècles. Le plus cocasse c’était que l’infortuné facteur n’avait strictement rien à voir, de près comme de loin, avec la parentèle du Barrailla en question, le jeune arrière, qu’on disait relanceur hors pair et buteur plus que fiable, du Cercle Athlétique de Roquefeuil. J’avais eu beau le lui expliquer « voyons, Papa…Barrailla est mort…il y a plus de dix ans…Une mauvaise chute en voulant arranger une gouttière…tu as même offert un coup de vin cuit à « La cloche » pour fêter ça. Tu t’en souviens…» Rien à faire « et après! Il est revenu, je te dis! Il est revenu du diable » Sa maladie taillait la zone dans son cerveau. Dès lors, « La cloche »avait raison, le pire semblait toujours possible. Il suffisait d’attendre.
Mais non, ce malheureux postier, victime d’une simple homonymie, n’avait rien à voir avec le véritable « fils Barrailla », l’ancien meilleur ami et coéquipier modèle, honni du jour au lendemain par le vieux. Et pourquoi dans le fond ? Pour quelle raison qui justifiât tant soit peu une telle obsession ?
Un jour que j’avais encore dû descendre, ni une ni deux, tempérer l’instinct belliqueux du paternel, j’ai dû expliquer, une bonne fois pour toutes, à « La cloche» comment toute cette risible affaire avait débuté. Quel avait été l’élément déclencheur - ainsi qu’on nomme le point de départ dramaturgique préalable à toute fiction dans notre petit jargon scénaristique – oui, l'élément déclencheur de toute cette saga placée sous le signe du rugby et de la rancune. Et je lui expliquais également que rugby et rancune avaient, d’où qu’on regarde à travers les âges, toujours fait plus ou moins bon ménage. Il m’avait fallu planter en quelques mots le contexte. Une finale de championnat de Promotion d’Honneur. Une finale opposant donc l’équipe de l’Espérance de la Vallée du Kercorb au Cercle Athlétique de Roquefeuil, club où évoluaient, entre autres, les deux meilleurs amis du monde: Barrailla, que tout le monde appelait « le fils Barrailla » puisqu’il était le rejeton de l’entraîneur, et mon vieux qui évoluait pour sa part au poste de demi de mêlée et était surtout le capitaine de l’équipe. Voilà pour le contexte qui sentait d’autant plus la poudre et le sang que ces deux équipes, si proches, avaient pour habitude de se rendre coup pour coup. « Œil pour œil et le tout sans protège-dent » me répétait souvent mon père, dans ma jeunesse.
L’élément déclencheur alors-alors ? Un ballon botté un peu de guerre lasse par l’arrière de l’Espérance et ce ballon qui vient rebondir mollement dans l’en-but du Cercle Athlétique, alors qu’il reste tout juste une poignée de secondes à jouer et que le Cercle mène par surcroît de trois points. Oui. Un ballon tout mollement inoffensif qui rebondit dans l’en-but et que «l e fils Barrailla », lequel tourne le dos à l’adversaire et ignore donc que l’ailier opposé n’a pas stoppé sa course et a même suivi la balle, oui, un ballon que « le fils Barrailla » décide de ne pas aplatir tout de suite alors que. Non. « Le fils Barrailla », avec cette nonchalance que peut parfois lui reprocher mon vieux - son meilleur ami à l’époque - se contente d’accompagner la balle en ballon mort et c’est là, j’ai tué le suspense dans l’œuf je l’avoue, c’est là que l’ailier adverse surgit et plonge in extremis sur le cuir… juste avant qu’il ne morde la ligne, comme ça au nez et à la barbe naissante - par superstition il arrive que certains joueurs ne se rasent plus durant les phases finales, mais c’est une autre histoire - et qu’il arrache ainsi donc la victoire au Cercle Athlétique de Roquefeuil qui ne se hissera du reste plus jamais jusqu’en finale. Hemingway, décidément, avait bien raison « tous les sports sont cruels…quand on perd »
Ça a commencé par hasard. C’était le début des vacances de Noël et le voisin de Papa, qui vivait de la revente de livres anciens rachetés par wagons entiers à l’Emmaüs du coin et que les gens du village appelaient « La cloche », m’avait prévenu que le vieux venait à nouveau de tirer sur « le fils Barailla » qui donc n'était pas exactement le véritable « fils Barailla » Tout le monde au village redoutait que toute cette histoire, dont l’intrigue venait de connaître son dernier nœud dramatique, ne se conclue dans le sang et un déchaînement de violence inédit, mais dans ce train quasi désert qui limaçait dans la nuit noire de l’âme, je décidais - non mais après tout n’étais-je pas scénariste et même un script doctor assez reconnu dans la profession ?- d’écrire un ultime développement - avec, oh j’en conviens, quelques ellipses assez tour de passe-passe. Dans le jargon, on parle d’ailleurs de dei ex machina. Bref - oui, je décidais d’écrire le genre de développement de dernière minute qui, contre toute attente, ferait basculer toute l’affaire sur une fin heureuse.
Benoit Jeantet