Un jour, c’était il y a longtemps- fort-fort longtemps- la fille avec qui je vivais, m’a lancé au saut du lit «le temps que tu nous pondes un truc qui marche, mon pauvre, ton stylo aura des pieds et les pôles seront dedans». Elle avait un joli sourire, alors je n’ai pas relevé. Le début- l’idée force qui sous-tendait tout le truc- de cette petite pique assassine, à moi on me la fait pas, bien sur qu’elle l’avait piqué à une chanson d’Alain Bashung. Mais j’ai laissé glisser. Un joli sourire et un adorable petit nez au retroussé piquant, cette fille. Elle s’appelait Varane. Un prénom étrange - un prénom d’origine thaï qu’elle tenait soit disant de sa mère. Soit disant. Mais ça aussi c’était menti- un prénom qui lui allait tellement bien. Varane.
J’étais absolument fou de cette fille. Je me souviens…La façon qu’elle a eu de se retourner. La première fois. Et ses yeux. Oui, ses yeux. C’était comme si quelqu’un vous tirait tout à coup de l’obscurité. Oh ses yeux. Comme si on venait de vous guérir d’une douleur très ancienne. Le coup de foudre. Voilà. On s’est connu un après-midi, pendant la coupure, au pied de cette maison sur pilotis qui faisait face à la dune du Pilat. On faisait tous les deux la saison sur le Bassin. J’étais commis de cuisine dans un hôtel d’Arcachon. Elle bossait, un soir sur deux, pour un bar de plage du Cap-Ferret. «Je suis la fille du responsable.» Un Lounge bar situé dans les 44 hectares- joli coin sauvage cerné par le phare d’un coté et les digues, de l’autre. Un petit paradis sur terre où cohabitaient depuis des décennies une poignée de stars et les familles bourgeoises de la région, tous en quête de repos et d’isolement branché à touche-touche.- où elle venait de proscrire les noisettes allongées passées dix-huit heures et déjà prophétisait, pour sous peu, le règne sans partage du Spritz au détriment du Malibu orange.
Quand je l’ai vue pour la première fois, c’était vers la pointe du Cap, j’observais la forme des vagues, ma planche sous le bras qui me pesait plus que le monde en son entier – à cette époque, j’aimais surfer des planches archi lourdes - et je retardais depuis une bonne demi-heure le moment de me mettre à l’eau. La raison? Deux adolescents qui s’escrimaient sur leur morey de malheur, peinant à gagner le large, manquant même se noyer à plusieurs reprises dans les rouleaux. J’ai bien cru que j’allais devoir leur venir à l’aide. Mais bon sang, qu’est-ce qu’ils foutaient! J’avais pas toute l’après-midi. Le service du soir, bien sur. Je reprenais vers 19h. Mais d’abord je devais aller aux huîtres avec mon père. Depuis mes six ans j’étais sur les parcs à huîtres. Dans ma famille, on était ostréiculteur depuis plus de quatre générations. Moi je savais déjà que j’allais déroger à la règle. Tout ce que je voulais dans la vie, c’était surfer, jouer au rugby avec les potes- j’étais demi de mêlée à l’Union Sportive de Salles. «Un numéro neuf un peu bohème», disait notre entraîneur. «Mais un putain de neuf qui pue le rugby.»- et voyager, oui, courir le monde en quête des plus gros spots de la planète. Et surtout, je voulais devenir écrivain. Un écrivain voyageur, voilà.
Les gamins ont fini par s’échouer sur la plage, l’air de deux grosses méduses flasques au teint verdâtre. A l’instant où leurs visages commençaient à me dire quelque chose- j’ai cru qu’il s’agissait de deux joueurs de l’Athlétique Rugby Club de Gujan-Mestras où avait joué mon père qui depuis présidait «l’amicale du coup de pompe» et l’avait eu plutôt mauvais quand j’avais signé chez l’ennemi salois, et ça m’amusait de les voir comme ça, exsangues à l’approche du derby à venir-, c’est donc là que je l’ai vue s’approcher. Varane. Elle marchait à la façon d’une sauterelle des sables en tête d’un groupe de gros touristes anglais, deux couples, «des connaissances de papa», venus visiter une villa jouxtant celle qui avait, parait-il, abrité jadis les amours clandestines de Raymond Radiguet et Tristan Tzara.
Un jour, c’était il y a longtemps- fort-fort longtemps- la fille avec qui je vivais, m’a lancé au saut du lit «le temps que tu nous pondes un truc qui marche, mon pauvre, ton stylo aura des pieds et les pôles seront dedans». Elle avait un joli sourire, alors je n’ai pas relevé. Le début- l’idée force qui sous-tendait tout le truc- de cette petite pique assassine, à moi on me la fait pas, bien sur qu’elle l’avait piqué à une chanson d’Alain Bashung. Bien sur. Mais j’ai laissé glisser. Un joli sourire et un adorable petit nez au retroussé piquant, cette fille. Elle s’appelait Varane. Un prénom étrange - un prénom d’origine thaï qu’elle tenait soit disant de sa mère. Soit disant. Mais ça aussi c’était menti- un prénom qui lui allait tellement bien. Varane.
Oui, j’ai fait celui qui. Comme toujours. Sans doute mon coté «bouddhiste aux pommes», comme cette chipie de poche me surnommait, les rares soirs où la tendresse était en solde. Sans doute.
J’ai mis de l’eau à chauffer dans la bouilloire, j’ai toujours pris soin de passer pour un type serviable, puis j’ai allumé la radio et pendant qu’un truc pop soliloquait après le grand amour perdu, celui qu’on n’oubliera ja-ja-jamais plus, elle s’est mise brusquement à me faire tout un tas de reproches. «Putain, mais tu fais que reporter à demain ce que tu devais faire avant-hier. Tu procrastines et c’est tout…» Il y a des fois, je vous assure, vivre sa calvitie à l’aube de la trentaine, comme ça, un samedi de juillet…
Je ne sais pas ce qui m’a pris- peut-être l’envie inconsciente de lui donner tort- mais j’ai filé tout droit, direction la salle de bains. Le panier de linge débordait de caleçons sales et tous ces bras de chemises, ballants dans le vide, on aurait dit les bras de noyés venus s’échouer sur le sable après un naufrage, des bras à terre, des bras sans corps, tout seuls, inertes, loin des vagues. Un spectacle assez désolant, cette sale chipie avait raison et je le savais. Avant de lancer une machine, je me suis fait cette réflexion: même l’adoucissant était agressif, ce jour. Même l’adoucissant…
J’ai servi le thé à Varane avant de me remettre à l’écriture- j’ai fini par devenir écrivain. Un écrivain comme il y en a mille, lu par ses proches et encore- de cette préface commandée –un honneur déguisé en coup de pouce. J’étais assez fier- par deux vieux amis, auteurs de plusieurs ouvrages de référence sur le rugby. Je peinais, l’impression tenace et familière d’écrire avec les pieds, sauf que cette fois, en prime, rien ou presque ne fonctionnait. Les phrases étaient d’une telle lourdeur. Et verbeuses à ne pas croire! Pire, presque tout sonnait faux. Creux à ne pas croire. Avant de tout balancer à la poubelle, j’ai voulu sauver quelques paragraphes, ceux qui me paraissaient les moins bancals. Histoire d’en avoir le cœur net, j’ai décidé de les lire à Varane. Elle n’était pas dans les meilleures dispositions mais j’ai lu quand même.
«C’est là, au seuil de l’adolescence, sans même qu’on s’y attende- les êtres et les choses qui bientôt compteront double, finiront par prendre le dessus sur tout le reste, l’affaire est su d’à peu près tous, toujours vous cueillent par surprise à la manière d’un crochet au menton et cette part d’inattendu relève après coup du miracle- oui, c’est là qu’un événement , qu’on pourrait presque qualifier de décisif, va se jouer, comme si le monde, jusqu’ici trop calme, assoupi sur sa fin de race, condamné à croupir sous les eaux lourdes de l’enfance, allait brusquement s’animer dans tous les sens, se mettre à rueur des quatre fers dans les brancards de l’habitude, à souffler comme un vent prompt à chasser les angoisses, et tout ça sous l’impulsion soudaine d’un flux anarchique de liberté.
C’est cette toute première fois, ce premier match qui s’apprête à se fixer dans votre mémoire. L’arbitre siffle le coup d’envoi. Le ballon est botté haut. On dirait qu’il est sur le point de trouer le ciel. Il vrille en retombant et des étoiles se mettent à plonger-plongent dans vos yeux. Alors on lève les mains vers les nuages. A ce moment-là, nous sommes des rêveurs.
Toutes ces séquences qui, mises bout à bout et d’où qu’on regarde, ont au fond toujours eu partie liée avec une certaine idée du cinéma, celui épris de liberté, tonifié au sel des grands espaces. Ces légendes de boue, de pluie et de sang. Une poignée d’histoires mises en scène sur fond de peaux mates en sueur, de muscles rendus acides. Petites litanies de bulles, mots définitifs, cris de souffrance presque aussitôt ravalés, visages qui tout à coup se crispent sous le poids de l’enjeu. Et l’orgueil, toujours l’orgueil. Des corps à la limite de rompre sauf que, où les cuirs se durcissent dans un dernier effort, tendus par l’espoir d’exister enfin à hauteur d’hommes, tout cela qui finirait par scander, à mesure que le cœur se cuirasse pour l’épique, dans quelle proportion, mais vous ne le saviez pas, non, jusqu’ici vous l’ignoriez, dans quelle proportion…
Tous aimeraient que leurs rêves soient aussi simples et sans issue que ça. Sur les traces de ces fraternités qui ont décidés de choisir entre l’eau tiède et le feu brulant, dualité par laquelle on pourrait résumer à la sauvette le dilemme éternel de l’existence, chacun décidant soudain de courir son risque, chacun convaincu qu’il lui faudra désormais serrer sa chance comme le plus précieux des biens, tous unis par ce désir fou de faire société ensemble, au point de mettre, comme rarement, leur vigueur physique en balance, tel ou tel projetant son corps vers la ligne à conquérir, un autre faisant tout à coup barrage du sien, pourtant meurtri, cent fois tourmenté par les crampons adverses, aux seules fins de défendre l’avantage, aussi mince soit-il. Et on les croirait tous prêts à donner leur vie pour défendre ce morceau de territoire qui n’est qu’une somme d’instants volés, en suspension entre deux âges, au cours desquels les hommes délibérément laissent de coté- on dirait volontiers à dix mètres. Oui. A dix!- cette existence trop plate pour mieux vivre embrassés à l’éclair de leur jeunesse…»
Avant que j’ai pu finir ma lecture- de toute façon, j’ai très vite compris qu’elle n’écouterait que d’une oreille distraite, préoccupée par tout autre chose - Varane s’est levée en silence. Cette fois, il n’y avait aucune mauvaise humeur, aucune brusquerie dans ses gestes. Bien au contraire. Lorsqu’elle est ressortie de notre chambre, une valise à la main, un sourire presque désolé se lisait sur son visage.
Commentaires
C'est marrant, en lisant le début du texte, je me suis dit:
-On dirait du Benoit...!
C'est vrai que tu as une marque de fabrique. Un style. Avec des influences, oui, qui coulent dans un certain courant; mais, au-delà, très personnel et caractéristique.
Cette fois, et je ne sais pas si tu en seras content, en particulier dans les 2/3 premiers paragraphes, j'ai pensé au Philippe Djian de "37°2 le matin".
C'est un nouveau filon pour un nouveau bouquin? C'est bien.
Au demeurant André, Philippe Djian a suivi la même filière, à peu près...