« Je ne me prends pas pour Dieu. Je suis son père ! » J’enlève mon protège-dents à la va vite, j’ai tellement envie d’offrir au monde un vrai profil de vainqueur et pourtant j’ai comme une boue dans l’œil. Et je me souviens encore de l’air hébété de Louis - après celui du journaliste qui vient de recueillir mes impressions à chaud - oui l’air de Louis, mon vieux copain. Et de son doux regard de myope où se lisait une certaine incrédulité. Est-ce que j’étais vraiment sérieux ? Louis ne pouvait pas y croire. Pas vraiment. Mais oui, je l’étais. Du reste, pourquoi ne l’aurais-je pas été ? Oui, pourquoi me priver de ce petit luxe de prétention naïve à ne pas croire mais totalement assumée ? Qui plus est au sortir d’une rencontre que je venais, selon l’expression consacrée, « d’éclabousser de ma classe » De ma jeune classe… puisqu’à l’époque, j’avais tout juste dix-sept ans.
Alors, quand un micro s’est tendu, au départ je me suis noué - c’était la première fois que... Louis et moi, vous savez, on vient de l’un de ces coins un peu oubliés de la république - Louis préfère dire « un peu perdus pour la France » et c’est plus joli - ça sonne mieux, c’est sûr, et de toute façon je n’ai pas trop le cœur à en parler. Trop de personnes avec tous leurs grands airs sérieux font ça mieux que moi. Et même si c’est souvent pour nous cloisonner entre deux airs de rap, des deals en tous genres et d’interminables parties de balle aux prisonniers avec les flics, ou bien pour soit disant tordre le cou à certains clichés… au final, mouais, j’ai toujours un peu de mal à nous reconnaître là-dedans. Bref – oui, j’étais tout noué, sans savoir ni comment ni quoi répondre et puis devant l’insistance du journaliste, je me suis souvenu du surnom qu’un des animateurs m’avait donné, là-bas, chez nous, « dans les quartiers », et ce surnom c’était « le dernier roi du cool», et même que l’animateur en question écrivait un peu dans un fanzine de cinéma, et alors il trouvait, allez savoir pourquoi – les cols roulés noirs et les vestes en daim, c’était déjà pas trop mon truc- oui, il trouvait que je ressemblais vaguement à Steve Mac Queen, voilà, n’empêche que je me suis souvenu de ça, m’étant dit sur le coup qu’à la fin d’un match de rugby, un Steve Mc Queen…rugbyman ( je sais, on nage en pleine science fiction là ) aurait très bien pu balancer ce genre de répliques… J’étais jeune et « j’avais pas fini de cuire », une autre expression de Louis que j’aime bien. Et puis, c’est vrai, j’avais déjà commencé à me prendre un peu pour un autre.
Aujourd’hui encore, ces soirs où je m’use les nerfs à ressasser le drame du joueur de rugby qui sait qu’il a cessé d’être un joueur de rugby, il m’arrive de revoir chaque action de cette fameuse rencontre – ma première feuille de match au milieu des cracks de l’équipe première…que je quittai deux ans plus tard, à cause d’une vilaine blessure au rachis cervical… Un plaquage cathédrale comme il y en a…après le grigri de trop … Sur la civière, puis lors du trajet en ambulance, je me répétais « ‘tain, la prochaine fois, passe ton ballon »… et puis la tétraplégie évitée d’extrême justesse…Je n’ai plus jamais rechaussé les crampons après ça… « 'tain, la prochaine fois, passe ton ballon » Mais c’est une autre histoire - il m’arrive donc de revoir chaque action de cette fameuse rencontre et il me semble alors qu’une certaine idée de la jeunesse vole comme un vieux rêve enfui à travers la sombre atmosphère où le sort m’a depuis assigné à résidence.
Il y a des fois où je me dis - ces soirs-là, tout particulièrement - oui, des fois où je me dis que le sort m’a condamné à cette vie sans panache. Et que vivre, pour moi désormais, ce n’est plus qu’un événement désenchanté. Bien sûr j’exagère. Je ne m’en suis pas si mal sorti. Mais l’aigreur est humaine et ce coup du sort, je l’ai longtemps vécu comme une espèce d’assassinat. Mais oui, c’était comme si l’on m’avait tué pour le rugby. Et lorsqu’on tue quelqu’un, vous savez, on ne lui enlève pas seulement tout ce qu’il avait, mais aussi et surtout, tout ce qu’il aurait pu avoir. Tout ce que le rugby avait encore à m’offrir…Le sort en avait décidé autrement. C’est comme ça.
Le sort ? Oh, sur le motif, qu’y aurait-il de vraiment neuf à rajouter? La réponse incombe aux philosophes, comme Louis ( Louis est devenu Prof. Il anime des ateliers d’écriture et des cafés-philo, chez nous, « dans les quartiers » ), oui comme Louis me le répète souvent pour taquiner, quand le crépuscule recommence à semer le doute au fond de tous ces derniers verres qui espéraient seulement conjurer l’aigreur - chacun a ses soucis. Nos soucis sont rien moins qu’ordinaires mais je trouve que nos verres sont formidables. A chaque fois, je regarde Louis en promettant de les aimer, ces verres, jusqu'à ce que la soif nous sépare - et qu’il cède à sa manie de faire des phrases. Pour consoler nos tristesses. Mais j’avoue que la philosophie et moi…ahem…c’est un peu comme si David Bowie ressuscitait d’entre les cendres pour prendre les rennes du XV de la rose…Encore que…Twickenham reprenant en chœur « Heroes» à la place de l’assommant « Swing low Sweet Charriot »…ma foi…
Le sort ? Tout ce qu’il y aurait à dire, c’est que j’ai été un espoir très prometteur. Un rugbyman professionnel qui gagnait très bien sa vie. Trop même, selon certains. Je les entends encore. « Trop payé. Pourri par l’argent » L’argent avec lequel j’aurais eu des rapports de fascination très étranges. Mais c’était faux et ils n’écoutaient pas. Je viens d’un milieu modeste et ça je l’ai déjà dit. Je l’ai d’ailleurs trop dit. Répété en guise de mantra. Et, par la farce des choses, j’ai même fini par me convaincre que toutes mes phrases à l’emporte-pièce avaient valeur d’arguments d’autorité. Il n’empêche que je sais le prix de l’argent et cela ne m’a jamais obsédé. Pourtant on préférait me voir comme une sale petite gouape qui flambait à qui mieux mieux dans des fringues coûteuses.Et pourtant c’était faux. Absolument faux. Ce n’était pas tout à fait moi. Mais personne n’était disposé à écouter. En même temps, comment pourrais-je les blâmer après coup. Quelqu’un qui balance à la sortie d’un terrain de rugby « qu’il ne se prend pas pour Dieu, puisqu’il n’est autre que son père » n’a-t-il pas déjà assez fait pour sa « mauvaise réputation ? »
Il me faut bien l’admettre, mon cerveau n’était pas, à l’époque, la partie la plus musclée de mon anatomie. « Reconnais que tu l’oubliais souvent à la maison » me répète Louis. Bien sûr que je le reconnais. Et jamais personne, dans mon entourage d’alors, pour me rappeler qu’on a beau être un jeune joueur, dans ce milieu tous les mots sont adultes. Et qu’il est toujours préférable de se taire…surtout si on n’a rien à dire. Non. Jamais personne pour me recadrer tout simplement. Personne. A part peut-être l’un de mes entraîneurs – un type « à l’ancienne», un mec austère mais bienveillant ( un des derniers profs d’éducation physique à traîner encore dans le circuit. Un éducateur quoi. Un pédagogue un vrai, soucieux de transmettre, de glisser deux trois choses sur le sens de l’existence entre des considérations purement techniques) et je me souviens de cette façon unique qu’il avait de vous prendre à part, dans les vestiaires, pour vous murmurer quelques conseils à l’oreille - sauf que là c’est moi qui n’écoutait déjà plus. « Je ne me prends pas Dieu…»… J’étais en passe de devenir une star, vous comprenez- Oui, lui était si différent, c’était l’humain derrière le joueur qui l’intéressait, et j’aurais tiré un grand profit à lui prêter une oreille autrement plus attentive, alors que tout autour le monde hurlait, puisque la mode était de gueuler à tout propos sur les joueurs, que l’air du temps avait bel et bien achevé de convaincre les coachs qu’ils étaient des managers d’entreprise à part entière. Quand il ne s’agissait pas de « grand stratèges, des sortes de Clausewitz en survêt’ » qui pensaient le truc du haut de leur petite tour d’ivoire, en n’ayant de cesse de passer aux yeux du public pour d’indécrottables romantiques ( ah leurs numéros de claquette auprès des journalistes!), alors qu’ils vous considéraient tout juste comme des numéros interchangeables. Un jour vous passiez pour une pépite impérissable, un autre, à peine pour une m…et quand ça arrivait à des jeunes gens « qui n’avaient pas fini de cuire», le pire était à venir. Il suffisait juste d’attendre.
Mais bien sûr, là encore, j’exagère. Bien sûr. L’aigreur toujours. Les griefs, pas tout à fait honnêtes et un peu excessifs, que je nourris de loin en loin à l’égard de ce milieu professionnel où je n’ai pas su - pas pu trouver ma place. Mais, n’allez pas croire, je n’oublie pas tout ce que je dois au rugby. Et comment, grâce à ce sport, j’ai fini par apprendre à faire confiance aux autres. Ce sport si particulier, où, alors que le monde extérieur ne cultive pas forcément l’amour entre les êtres humains, construire des relations avec l’autre est vite perçu comme un réflexe de survie.
Beaucoup de mes jeunes partenaires, tout aussi prometteurs je veux dire, avaient été bien plus avisés que moi en continuant à se former, en poursuivant leurs études en parallèle. Sans doute savaient-ils déjà que le rugby ne pouvait pas tout. Que du jour au lendemain, brusquement, tout pouvait s’arrêter. Que jamais le talent ne vous mettrait à l’abri de ça. Et que même si…la pire des blessures, la blessure narcissique, guettait à tout moment. Et allez comprendre et soigner ce genre de blessure, quand vous avez tout juste dix sept ans, que les micros se tendent tout à coup pour vous dérouler le tapis rouge, qu’en toute innocence vous vous sentez presque obligé de renvoyer cette image du sale gosse « des quartiers» un peu rétif à l’autorité mais qui pue tellement le rugby, du petit génie forcément un tantinet branleur, forcément, une image dont vous vous dites, assez sottement – aujourd’hui je sais bien que Steve Mc Queen n’aurait jamais pu balancer une ânerie pareille - qu’elle sera tellement plus facile à vendre.
Je me revois encore au moment où je retire mon protège-dent. Il y a eu ce fameux match…cette rencontre-là, et j’ai l’impression que la vie peut devenir facile. J’arbore un beau sourire de vainqueur mais j’ai comme une boue dans l’œil. Et c’est peut-être ça qui m’empêche de voir qu’il me reste à peu près onze mots à vivre dans ma vie de rugbyman. Quand le micro se tend…« je ne me prends pas pour Dieu. Je suis son…», voilà, il est déjà trop tard.
Benoit Jeantet