J’ai senti une vibration étouffée dans la poche arrière du treillis. Je m’étais pourtant promis d’oublier ce satané portable à la maison. Je me doutais bien de la provenance de l’appel et je n’ai pas voulu répondre. On ne peut jamais savoir ce qui plaît aux gens. Les cloches tintaient leur complainte lugubre à l’entrée du village. Un coup, deux coups, trois coups…j’ignorais l’heure qu’il pouvait bien être, j’ai arrêté de compter ça fait bien longtemps et dans le fond, je crois que je m’en moquais. Oui. Je m’en moquais éperdument. Je marchais, mains dans les poches de mon vieil anorak, en suivant du regard la chienne qui s’ébrouait après le souvenir d’un cerf ou de quelque sanglier rustique ( il en existe encore de cette espèce, par ici, et même si j’ai toujours détesté le goût de cette chair au fumet trop violent, j’avoue avoir pris, à une certaine époque, un plaisir sans pareil à leur traque dans la lumière du soleil d’automne, la terre molle et le ciel déchiré de part en part par les plaintes des feuillages et l’apathie glacée de la mort qui vous saisit durant l’approche. Oui, j’ai aimé la chasse. Ce genre de chasses furtives- je pratiquais ma passion en solitaire, me tenant obstinément à l’écart des battues et je sais bien, aujourd’hui, que d’autres fraternités se jouaient là. Bien sur- où l’homme s’esquinte le cuir à essayer de comprendre la bête, comme il cherche, bien naïvement, à renouer avec cette part animale tapie en lui. Et puis notre fils est venu au monde et je n’ai plus jamais touché un fusil. Plus jamais. Ça s’est fait comme ça. Le sang noir a cessé soudain de me battre les tempes. Il est vrai aussi que je venais de découvrir le rugby. Une sacrée rencontre. Décisive, ça, je dois le reconnaître, le rugby. Une rencontre entre les autres-tous ces autres et leurs mystères- et cette partie de soi-même qui aurait bel et bien risqué de croupir dans les recoins obscurs de quelque zone grise, sans eux-sans lui. Sans cette injonction qui lui était faite tout à coup. Celle de se lier. D’amitié mais pas que. Le besoin de solitude s’effaçait, et collée au cul du pack, l’âme noire laissait peu à peu la place à un être plus solaire qui semblait apte enfin au bonheur, éprouvait ce besoin d’habiter autrement notre nature humaine. La possibilité de laisser libre court à cette ample sauvagerie de la jeunesse qu’une sorte de bushido domestique codifiait, rendait tout à coup plus acceptable) et j’aime quand ma vieille chienne s’élance dans le sous-bois qui surplombe la plaine avant de se dérober sous l’ombre fraîche des premiers grands sapins de cette forêt profonde, où je repars quelquefois visiter mes anciens coins de chasse. En songeant sans cesse à cette vérité somme toute assez cruelle: le rugby commence et s’achève avec le rugby.
Et là, sous l’effet de l’air pur, mon cœur sursaute alors comme un enfant qui joue. C’est un peu comme si une eau jeune me rafraîchissait l’âme et le corps. Là encore, j’ai peine à me l’expliquer. Je suis sur l’âge, j’ai largement dépassé la soixantaine et je fais comme tout le monde, j’habite un coin de ce village avec, dans le fond du garage, de douces mélancolies en attente avant de sombrer dans un sommeil inquiet. Parfois il vous suffit de tomber par hasard- un outil de jardin ou je ne sais quoi d’autre qu’on était certain d’avoir rangé là- sur une paire de crampons, un maillot un peu poussiéreux ou un morceau de short taché de cambouis et ça vous ramène aussitôt à la joie d’un grand souvenir. Parce qu’il me semble- loin de moi l’idée de vouloir établir une quelconque hiérarchie- oui, il me semble qu’à l’inverse de beaucoup de choses-la chasse être autres- le rugby a cette faculté d’ennoblir les souvenirs.
Je veux dire, aussi et surtout, que faire partie d’une équipe, à une époque de sa vie où l’on place encore l’amitié ( et parfois, entre nous, l’amitié était telle que rien ne pouvait en rompre l’harmonie) presque au dessus de cette grande affaire qu’est l’amour, c’était un peu- du moins est-ce ainsi qu’avec le recul je crois comprendre les choses- oui, faire partie d’une équipe, même dans ces moments de doute qui empoisonnent la confiance , malgré tous les coups douloureux qu’on y récolte- qu’on assène aussi (et je n’étais pas le dernier quand il s’agissait de rivaliser de vacheries en tout genre, de faire assaut de cette fameuse mâle innocence), oui, faire partie d’une équipe, alors c’était comme remettre le malheur à plus tard.
Au loin, les cloches sonnaient midi et ça je m’en souviens. La chienne était sagement accroupie à mes pieds, un peu hors d’haleine, et moi, assis sur une souche, je consultais mollement le répondeur de mon portable. Encore un de ces messages au ton aigre-doux, encore un même pas fichu d’assumer sa colère à hauteur d’homme. On ne peut jamais savoir ce qui plaît aux gens. J’aurais bien aimé pousser un peu plus loin la promenade, mais mes jambes étaient décidément trop lourdes. Trop d’effort. Et plus assez de souffle, aussi. J’étais en train de me relever pour rebrousser chemin et à nouveau la même vibration étouffée, qui, cette fois, me fit lâcher le portable de surprise. Mais oui. Un peu comme s’il s’était enfui de ma main…comme un ballon. La chienne prit peur et se mit à déguerpir en sens inverse. A toute allure, en jappant toute affolée, vers le village et la maison. J’ai voulu ramasser ce fichu téléphone…oh et puis non. Je l’ai laissé là, me disant que de toute façon, je le retrouverai demain ou une autre fois, quand je serai à nouveau fatigué du quotidien et qu’alors j’enfilerai mes bottes et mon vieil anorak, que je sifflerai la chienne avant de regagner ce sous-bois, m’offrir quelques heures au calme, prendre le plaisir de repenser à cette époque où j’ai cessé un jour d’être un chasseur solitaire…pour devenir rugbyman.