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Un sourire au-dessus des moutardiers

17 H 30. Quelqu'un m'a donné une grande tape dans le dos. C'était un ami de longue haleine. Déjà, à l'époque, nos bouches sentaient le foie malade et la génération perdue. Étrange. Il y avait le brouhaha habituel des fins d'après-midi. C'était l'heure grise où le soir se cherche un prénom et au milieu de la cinquantaine de personnes que je servais en courant sans désemparer du minuscule bar d'envoi aux quatre coins de la salle, je n'avais pas encore remarqué sa présence. La mémoire, décidément...

Il faut croire qu'Hélène, la maîtresse des lieux, avait raison. La mémoire, me disait-elle à chaque fois que je m'emmêlais un peu dans l'ordre des commandes, ça n'existe pas. La mémoire, si tu veux vraiment savoir, c'est comme le mercredi, le café avec trop de grains moulus, les chinois pendus par les nattes ou tes jeans slim déchirés aux genoux...» Hélène et son rire qui se prenait pour une fête foraine. Je lui trouvais une ressemblance avec une actrice américaine dont je cherche encore le nom. Hélène qui avait passé l'essentiel de sa vie professionnelle à la tête d'une agence de pub, jusqu'au jour où...

Un soir après la fermeture, j'essuyais un panier de verres et un compliment m'avait échappé. Le lendemain, j'ai retrouvé ma chemise blanche et mon slim roulés en boule sur son oreiller. Mais oui. Hélène avait bien raison. Dans certaines circonstances, la mémoire...

18H00. « Tu fais le garçon de café, toi, maintenant ? » Il semblait étonné. « On m'avait dit que tu bossais dans le cinéma... » Des petits rôles dans des films passés inaperçus. Et d'autres qui ne prêtaient pas plus à conséquence, cette fois au théâtre. Et bientôt, plus que les comités d'entreprise pour me faire travailler. De loin en loin, quelques ateliers de prise de parole en public mais la plupart du temps, je jouais le père Noël devant des enfants trop gras pour faire sembler d'y croire. Au fond, j'avais passé ma vie à débuter. A donner le change en attendant qu'on me rende la monnaie. A attendre qu'un peu d'air chaud se déplace en spirale pour que je m'élève dedans...

Trente ans étaient passés. Nous avions des rêves et, pour beaucoup d'entre nous, c'est juste que nos rêves ont été priés de prendre une douche froide. Et c'est tout. J'avais dégoté cette place de serveur grâce à une boite d'intérim comme il y en a, surtout quand des types avec mon pedigree cherchent à rebondir en dehors du trampoline incertain de l'intermittence. Et lui alors ? Il me tardait de savoir comment il s'était débrouillé dans la vie. Avait-il réussi ?

Réussite. La consonance de ce mot ne m'a jamais paru très claire. « Oh, je suis agent immobilier. Ça va faire dix ans. » Pas si mal, donc. « Dis, tu te souviens de nos discussions d'après match ? » Il voulait sans doute parler de ces nuits interminables au fil desquelles des petits groupes finissaient par se former, toujours un peu à l'écart de « ceux qui n'y étaient pas. » Les membres de la première ligne passaient le plus clair de leur temps aimantés au bar. Inutile de leur adresser un signe amical. Ils resteraient impassibles. Leurs visages fermés à double tour sur leurs petits secrets. D'autres, dont il faisait souvent partie, racontaient en boucle leurs exploits de l'après-midi, selon les affinités électives du moment. Certains ressassaient devant une bière tiède la passe de trop, les « deux contre un » mal négociés, et je sais bien de quoi je parle...

20 h 30. Hélène m'a demandé si tout le groupe avait été servi. Il s'agissait d'une joyeuse bande de types en rupture de ban qui revenaient d'un salon...ah oui voilà...le salon de la copropriété. Quelques tournées de bière et moules frites pour tout le monde. Cinq tables dressées en enfilade, le long du mur ocre sale où trônaient des photos d'écrivains illustres. Joyce. Faulkner. Beckett. Hammett. Et Kafka. C'était simple. Le chef envoyait. Moi j'enlevais au fur et à mesure. C'était simple et rapide.

Au moment où je m'avançais pour proposer les desserts - « n'oublie pas de débarrasser les ménagères et les corbeilles de pain, s'il te plaît. » J'entends encore la voix d'Hélène. Une voix d'actrice américaine dont le nom s'est perdu avec tout le reste. Cette voix qu'un brin de laine pourrie entraîne. « Tâche de t'appliquer. » Et puis un clin d’œil. Un clin d’œil à la sauvette. « Fais ça dans les règles de l'art... » Ensuite son sourire que j'imaginais déjà au-dessus des moutardiers, sales...-, oui, à ce moment-là, je me suis demandé si Joyce, Faulkner, Beckett, Hammett et Kafka aimaient ça, les moules-frites...

22 H 04. Il ne restait que quelques clients et de guerre lasse, j'avais accepté de le rejoindre en terrasse. «C'est bon, je finirais toute seule. Allez, file. Va retrouver ton ami...» Mais avais-je vraiment envie de rejoindre un fantôme ? Ce soir, me dit-il, en te voyant, ça m'est revenu... De quoi voulait parler ? Il avait la gorge un peu sèche. Il avait dû boire à trop de sources d'inquiétude. « Non mais si ce ballon...Merde, si je te fais la passe...putain, c'est fini. Il est plié le match. T'as plus qu'à courir vers l'en-but...T'étais tout seul...il me suffisait de fixer l'arrière au lieu de...» Trente ans étaient passés. Nous avions des rêves. Et c'était à son tour de ressasser dans sa bière une action dont, ce soir, tout le monde se foutait...

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