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Du rugby et des histoires... - Page 2

  • Une fin heureuse

    Ça a commencé par hasard. C’était le début des vacances de Noël et le voisin de Papa qui vivait de la revente de livres anciens rachetés par wagons entiers à l’Emmaüs du coin - il m’en refilait des caisses en échange de quelques DVD quasiment neufs que des potes critiques me refourguaient histoire de participer, eux aussi, à la complète dématérialisation de tout l’univers - oui, le voisin de Papa que les gens du village appelaient « la cloche » m’avait prévenu - et même au téléphone, il m’avait semblé que sa voix, au départ pas plus affolée que d’habitude - Papa le surnommait « Tic-tac » à cause de son débit de mitraillette - s’était vraiment mise à battre les cent coups - oui « la cloche » m’avait prévenu que le vieux venait à nouveau de tirer sur le fils Barrailla. Sauf que, cette fois-ci - tirer à cinq reprises sur le nouveau facteur, ça commençait à faire pas mal - le maire n’avait pas pu faire autrement que d’alerter les gendarmes. Papa avait même eu droit à une garde à vue en règle. Cellule de dégrisement et tout. « Faut que tu viennes démerder tout ce bordel. Le vieux a vraiment dégoupillé ce coup-ci. Si tu le calmes pas, ça risque de se finir avec du sang ou par une fin violente »

     

    Le ton avec lequel « la cloche » avait débité son laïus était net, sec et sans réplique. La mort dans l’âme j’ai dû remettre à plus tard mes projets de week-end-hôtel de la plage-reprise d’un ancien scénario ( en tant que script-doctor, on me demande parfois de retoucher des scénarios. De remettre sur pied des histoires dont l’intrigue s’est mise à boiter ) pour lequel un producteur télé venait tout juste de me relancer. Un week-end que je m’étais pourtant mitonné aux petits oignons, sur la côte d’Émeraude. Avec vue imprenable sur la petite maison de pêcheur que mon ex-femme et son nouveau compagnon partaient se retaper chaque vendredi soir, histoire de laisser infuser l’aigreur plus profondément dans chaque parcelle, dans le moindre tissus de mon être et, qui sait, de trouver là matière à ourdir quelque complot machiavélique au terme duquel je pourrai enfin savourer ma revanche. Oui-oui, je sais ce que vous vous dites. Je sais. Et, croyez-le ou non, sachez bien que je me méprise aussi pour ça. Mais c’est à croire que, dans notre famille, l’esprit de vengeance a élu domicile dans nos gènes comme un microbe têtu.

     

    En dormant à moitié dans le train - un véritable tortillard, deux heures d’arrêt à Brive, à peu près vide hormis un groupe braillard de bidasses avec quelques litrons de bière pour seul viatique dans cette interminable nuit de l’espèce - oui, à moitié assoupi sur mon script, j’imaginais d’ici le paternel et sa fière allure de nabot, le visage rougi par une soudaine envie de violence, se demandant comment il avait pu faire pour louper son coup. Dans son esprit buté et malade, tout ce qu’il y avait à faire, c’était de décrocher le vieux calibre du grand-père et d’aller, ni vu ni connu, prendre tranquillement le poste derrière le massif de cytise. Et puis d’attendre - attendre, mon père faisait ça à la perfection. Un vrai bonze et quand j’y songeais, il aurait pu trouver un job dans le cinéma sans aucun problème - attendre que la tournée du fils Barrailla l’amène à nouveau dans les parages. « La cloche » le soupçonnait même de s’envoyer lui-même du courrier, afin d’être sûr et certain que l’autre repointerait le bout de son nez par ici. Plusieurs semaines que le manège durait. La maladie de mon père empirait et peu dire que le malheureux postier n’avait pas fait grand-chose pour mériter un tel acharnement.

     

    Son seul tort, bien sûr j’écris ça entre de gros guillemets lumineux, était de s’appeler Barrailla. Et bien sûr, aux yeux de mon père, il s’agissait d’un tort exclusif, depuis, à savoir plus de cinquante ans en arrière, qu’il avait voué ce nom à l’enfer et ce jusqu’à la consommation des siècles. Le plus cocasse c’était que l’infortuné facteur n’avait strictement rien à voir, de près comme de loin, avec la parentèle du Barrailla en question, le jeune arrière, qu’on disait relanceur hors pair et buteur plus que fiable, du Cercle Athlétique de Roquefeuil. J’avais eu beau le lui expliquer « voyons, Papa…Barrailla est mort…il y a plus de dix ans…Une mauvaise chute en voulant arranger une gouttière…tu as même offert un coup de vin cuit à « La cloche » pour fêter ça. Tu t’en souviens…» Rien à faire « et après! Il est revenu, je te dis! Il est revenu du diable » Sa maladie taillait la zone dans son cerveau. Dès lors, « La cloche »avait raison, le pire semblait toujours possible. Il suffisait d’attendre.

     

    Mais non, ce malheureux postier, victime d’une simple homonymie, n’avait rien à voir avec le véritable « fils Barrailla », l’ancien meilleur ami et coéquipier modèle, honni du jour au lendemain par le vieux. Et pourquoi dans le fond ? Pour quelle raison qui justifiât tant soit peu une telle obsession ?

     

    Un jour que j’avais encore dû descendre, ni une ni deux, tempérer l’instinct belliqueux du paternel, j’ai dû expliquer, une bonne fois pour toutes, à « La cloche» comment toute cette risible affaire avait débuté. Quel avait été l’élément déclencheur - ainsi qu’on nomme le point de départ dramaturgique préalable à toute fiction dans notre petit jargon scénaristique – oui, l'élément déclencheur de toute cette saga placée sous le signe du rugby et de la rancune. Et je lui expliquais également que rugby et rancune avaient, d’où qu’on regarde à travers les âges, toujours fait plus ou moins bon ménage. Il m’avait fallu planter en quelques mots le contexte. Une finale de championnat de Promotion d’Honneur. Une finale opposant donc l’équipe de l’Espérance de la Vallée du Kercorb au Cercle Athlétique de Roquefeuil, club où évoluaient, entre autres, les deux meilleurs amis du monde: Barrailla, que tout le monde appelait « le fils Barrailla » puisqu’il était le rejeton de l’entraîneur, et mon vieux qui évoluait pour sa part au poste de demi de mêlée et était surtout le capitaine de l’équipe. Voilà pour le contexte qui sentait d’autant plus la poudre et le sang que ces deux équipes, si proches, avaient pour habitude de se rendre coup pour coup. « Œil pour œil et le tout sans protège-dent » me répétait souvent mon père, dans ma jeunesse.

     

    L’élément déclencheur alors-alors ? Un ballon botté un peu de guerre lasse par l’arrière de l’Espérance et ce ballon qui vient rebondir mollement dans l’en-but du Cercle Athlétique, alors qu’il reste tout juste une poignée de secondes à jouer et que le Cercle mène par surcroît de trois points. Oui. Un ballon tout mollement inoffensif qui rebondit dans l’en-but et que «l e fils Barrailla », lequel tourne le dos à l’adversaire et ignore donc que l’ailier opposé n’a pas stoppé sa course et a même suivi la balle, oui, un ballon que « le fils Barrailla » décide de ne pas aplatir tout de suite alors que. Non. « Le fils Barrailla », avec cette nonchalance que peut parfois lui reprocher mon vieux - son meilleur ami à l’époque - se contente d’accompagner la balle en ballon mort et c’est là, j’ai tué le suspense dans l’œuf je l’avoue, c’est là que l’ailier adverse surgit et plonge in extremis sur le cuir… juste avant qu’il ne morde la ligne, comme ça au nez et à la barbe naissante - par superstition il arrive que certains joueurs ne se rasent plus durant les phases finales, mais c’est une autre histoire - et qu’il arrache ainsi donc la victoire au Cercle Athlétique de Roquefeuil qui ne se hissera du reste plus jamais jusqu’en finale. Hemingway, décidément, avait bien raison « tous les sports sont cruels…quand on perd »

     

    Ça a commencé par hasard. C’était le début des vacances de Noël et le voisin de Papa, qui vivait de la revente de livres anciens rachetés par wagons entiers à l’Emmaüs du coin et que les gens du village appelaient « La cloche », m’avait prévenu que le vieux venait à nouveau de tirer sur « le fils Barailla » qui donc n'était pas exactement le véritable «  fils Barailla » Tout le monde au village redoutait que toute cette histoire, dont l’intrigue venait de connaître son dernier nœud dramatique, ne se conclue dans le sang et un déchaînement de violence inédit, mais dans ce train quasi désert qui limaçait dans la nuit noire de l’âme, je décidais - non mais après tout n’étais-je pas scénariste et même un script doctor assez reconnu dans la profession ?- d’écrire un ultime développement - avec, oh j’en conviens, quelques ellipses assez tour de passe-passe. Dans le jargon, on parle d’ailleurs de dei ex machina. Bref - oui, je décidais d’écrire le genre de développement de dernière minute qui, contre toute attente, ferait basculer toute l’affaire sur une fin heureuse.

    Benoit Jeantet

     

  • Une boue dans l’œil

    « Je ne me prends pas pour Dieu. Je suis son père ! » J’enlève mon protège-dents à la va vite, j’ai tellement envie d’offrir au monde un vrai profil de vainqueur et pourtant j’ai comme une boue dans l’œil. Et je me souviens encore de l’air hébété de Louis - après celui du journaliste qui vient de recueillir mes impressions à chaud - oui l’air de Louis, mon vieux copain. Et de son doux regard de myope où se lisait une certaine incrédulité. Est-ce que j’étais vraiment sérieux ? Louis ne pouvait pas y croire. Pas vraiment. Mais oui, je l’étais. Du reste, pourquoi ne l’aurais-je pas été ? Oui, pourquoi me priver de ce petit luxe de prétention naïve à ne pas croire mais totalement assumée ? Qui plus est au sortir d’une rencontre que je venais, selon l’expression consacrée, « d’éclabousser de ma classe » De ma jeune classe… puisqu’à l’époque, j’avais tout juste dix-sept ans.

     

    Alors, quand un micro s’est tendu, au départ je me suis noué - c’était la première fois que... Louis et moi, vous savez, on vient de l’un de ces coins un peu oubliés de la république - Louis préfère dire « un peu perdus pour la France » et c’est plus joli - ça sonne mieux, c’est sûr, et de toute façon je n’ai pas trop le cœur à en parler. Trop de personnes avec tous leurs grands airs sérieux font ça mieux que moi. Et même si c’est souvent pour nous cloisonner entre deux airs de rap, des deals en tous genres et d’interminables parties de balle aux prisonniers avec les flics, ou bien pour soit disant tordre le cou à certains clichés… au final, mouais, j’ai toujours un peu de mal à nous reconnaître là-dedans. Bref – oui, j’étais tout noué, sans savoir ni comment ni quoi répondre et puis devant l’insistance du journaliste, je me suis souvenu du surnom qu’un des animateurs m’avait donné, là-bas, chez nous, « dans les quartiers », et ce surnom c’était « le dernier roi du cool», et même que l’animateur en question écrivait un peu dans un fanzine de cinéma, et alors il trouvait, allez savoir pourquoi – les cols roulés noirs et les vestes en daim, c’était déjà pas trop mon truc- oui, il trouvait que je ressemblais vaguement à Steve Mac Queen, voilà, n’empêche que je me suis souvenu de ça, m’étant dit sur le coup qu’à la fin d’un match de rugby, un Steve Mc Queen…rugbyman ( je sais, on nage en pleine science fiction là ) aurait très bien pu balancer ce genre de répliques… J’étais jeune et « j’avais pas fini de cuire », une autre expression de Louis que j’aime bien. Et puis, c’est vrai, j’avais déjà commencé à me prendre un peu pour un autre.

     

    Aujourd’hui encore, ces soirs où je m’use les nerfs à ressasser le drame du joueur de rugby qui sait qu’il a cessé d’être un joueur de rugby, il m’arrive de revoir chaque action de cette fameuse rencontre – ma première feuille de match au milieu des cracks de l’équipe première…que je quittai deux ans plus tard, à cause d’une vilaine blessure au rachis cervical… Un plaquage cathédrale comme il y en a…après le grigri de trop … Sur la civière, puis lors du trajet en ambulance, je me répétais « ‘tain, la prochaine fois, passe ton ballon »… et puis la tétraplégie évitée d’extrême justesse…Je n’ai plus jamais rechaussé les crampons après ça… « 'tain, la prochaine fois, passe ton ballon » Mais c’est une autre histoire - il m’arrive donc de revoir chaque action de cette fameuse rencontre et il me semble alors qu’une certaine idée de la jeunesse vole comme un vieux rêve enfui à travers la sombre atmosphère où le sort m’a depuis assigné à résidence.

     

    Il y a des fois où je me dis - ces soirs-là, tout particulièrement - oui, des fois où je me dis que le sort m’a condamné à cette vie sans panache. Et que vivre, pour moi désormais, ce n’est plus qu’un événement désenchanté. Bien sûr j’exagère. Je ne m’en suis pas si mal sorti. Mais l’aigreur est humaine et ce coup du sort, je l’ai longtemps vécu comme une espèce d’assassinat. Mais oui, c’était comme si l’on m’avait tué pour le rugby. Et lorsqu’on tue quelqu’un, vous savez, on ne lui enlève pas seulement tout ce qu’il avait, mais aussi et surtout, tout ce qu’il aurait pu avoir. Tout ce que le rugby avait encore à m’offrir…Le sort en avait décidé autrement. C’est comme ça.

     

    Le sort ? Oh, sur le motif, qu’y aurait-il de vraiment neuf à rajouter? La réponse incombe aux philosophes, comme Louis ( Louis est devenu Prof. Il anime des ateliers d’écriture et des cafés-philo, chez nous, « dans les quartiers » ), oui comme Louis me le répète souvent pour taquiner, quand le crépuscule recommence à semer le doute au fond de tous ces derniers verres qui espéraient seulement conjurer l’aigreur - chacun a ses soucis. Nos soucis sont rien moins qu’ordinaires mais je trouve que nos verres sont formidables. A chaque fois, je regarde Louis en promettant de les aimer, ces verres, jusqu'à ce que la soif nous sépare - et qu’il cède à sa manie de faire des phrases. Pour consoler nos tristesses. Mais j’avoue que la philosophie et moi…ahem…c’est un peu comme si David Bowie ressuscitait d’entre les cendres pour prendre les rennes du XV de la rose…Encore que…Twickenham reprenant en chœur « Heroes» à la place de l’assommant « Swing low Sweet Charriot »…ma foi…

     

    Le sort ? Tout ce qu’il y aurait à dire, c’est que j’ai été un espoir très prometteur. Un rugbyman professionnel qui gagnait très bien sa vie. Trop même, selon certains. Je les entends encore. « Trop payé. Pourri par l’argent » L’argent avec lequel j’aurais eu des rapports de fascination très étranges. Mais c’était faux et ils n’écoutaient pas. Je viens d’un milieu modeste et ça je l’ai déjà dit. Je l’ai d’ailleurs trop dit. Répété en guise de mantra. Et, par la farce des choses, j’ai même fini par me convaincre que toutes mes phrases à l’emporte-pièce avaient valeur d’arguments d’autorité. Il n’empêche que je sais le prix de l’argent et cela ne m’a jamais obsédé. Pourtant on préférait me voir comme une sale petite gouape qui flambait à qui mieux mieux dans des fringues coûteuses.Et pourtant c’était faux. Absolument faux. Ce n’était pas tout à fait moi. Mais personne n’était disposé à écouter. En même temps, comment pourrais-je les blâmer après coup. Quelqu’un qui balance à la sortie d’un terrain de rugby « qu’il ne se prend pas pour Dieu, puisqu’il n’est autre que son père » n’a-t-il pas déjà assez fait pour sa « mauvaise réputation ? »

     

    Il me faut bien l’admettre, mon cerveau n’était pas, à l’époque, la partie la plus musclée de mon anatomie. « Reconnais que tu l’oubliais souvent à la maison » me répète Louis. Bien sûr que je le reconnais. Et jamais personne, dans mon entourage d’alors, pour me rappeler qu’on a beau être un jeune joueur, dans ce milieu tous les mots sont adultes. Et qu’il est toujours préférable de se taire…surtout si on n’a rien à dire. Non. Jamais personne pour me recadrer tout simplement. Personne. A part peut-être l’un de mes entraîneurs – un type « à l’ancienne», un mec austère mais bienveillant ( un des derniers profs d’éducation physique à traîner encore dans le circuit. Un éducateur quoi. Un pédagogue un vrai, soucieux de transmettre, de glisser deux trois choses sur le sens de l’existence entre des considérations purement techniques) et je me souviens de cette façon unique qu’il avait de vous prendre à part, dans les vestiaires, pour vous murmurer quelques conseils à l’oreille - sauf que là c’est moi qui n’écoutait déjà plus. « Je ne me prends pas Dieu…»… J’étais en passe de devenir une star, vous comprenez- Oui, lui était si différent, c’était l’humain derrière le joueur qui l’intéressait, et j’aurais tiré un grand profit à lui prêter une oreille autrement plus attentive, alors que tout autour le monde hurlait, puisque la mode était de gueuler à tout propos sur les joueurs, que l’air du temps avait bel et bien achevé de convaincre les coachs qu’ils étaient des managers d’entreprise à part entière. Quand il ne s’agissait pas de « grand stratèges, des sortes de Clausewitz en survêt’ » qui pensaient le truc du haut de leur petite tour d’ivoire, en n’ayant de cesse de passer aux yeux du public pour d’indécrottables romantiques ( ah leurs numéros de claquette auprès des journalistes!), alors qu’ils vous considéraient tout juste comme des numéros interchangeables. Un jour vous passiez pour une pépite impérissable, un autre, à peine pour une m…et quand ça arrivait à des jeunes gens « qui n’avaient pas fini de cuire», le pire était à venir. Il suffisait juste d’attendre.

     

    Mais bien sûr, là encore, j’exagère. Bien sûr. L’aigreur toujours. Les griefs, pas tout à fait honnêtes et un peu excessifs, que je nourris de loin en loin à l’égard de ce milieu professionnel où je n’ai pas su - pas pu trouver ma place. Mais, n’allez pas croire, je n’oublie pas tout ce que je dois au rugby. Et comment, grâce à ce sport, j’ai fini par apprendre à faire confiance aux autres. Ce sport si particulier, où, alors que le monde extérieur ne cultive pas forcément l’amour entre les êtres humains, construire des relations avec l’autre est vite perçu comme un réflexe de survie.

     

    Beaucoup de mes jeunes partenaires, tout aussi prometteurs je veux dire, avaient été bien plus avisés que moi en continuant à se former, en poursuivant leurs études en parallèle. Sans doute savaient-ils déjà que le rugby ne pouvait pas tout. Que du jour au lendemain, brusquement, tout pouvait s’arrêter. Que jamais le talent ne vous mettrait à l’abri de ça. Et que même si…la pire des blessures, la blessure narcissique, guettait à tout moment. Et allez comprendre et soigner ce genre de blessure, quand vous avez tout juste dix sept ans, que les micros se tendent tout à coup pour vous dérouler le tapis rouge, qu’en toute innocence vous vous sentez presque obligé de renvoyer cette image du sale gosse « des quartiers» un peu rétif à l’autorité mais qui pue tellement le rugby, du petit génie forcément un tantinet branleur, forcément, une image dont vous vous dites, assez sottement – aujourd’hui je sais bien que Steve Mc Queen n’aurait jamais pu balancer une ânerie pareille - qu’elle sera tellement plus facile à vendre.

     

    Je me revois encore au moment où je retire mon protège-dent. Il y a eu ce fameux match…cette rencontre-là, et j’ai l’impression que la vie peut devenir facile. J’arbore un beau sourire de vainqueur mais j’ai comme une boue dans l’œil. Et c’est peut-être ça qui m’empêche de voir qu’il me reste à peu près onze mots à vivre dans ma vie de rugbyman. Quand le micro se tend…« je ne me prends pas pour Dieu. Je suis son…», voilà, il est déjà trop tard.

     

    Benoit Jeantet

  • L'épagneul de la mélancolie...

     Chacune et chacun doit rayonner avec ses félûres. Et parfois, alors, certaines et certains ressentent la tentation du dernier vertige. C'est un fait et il revient nous chuchoter amèrement à l'oreille que la vie ne peut pas toujours se crocheter comme la jeunesse, oui, c'est un fait: Christophe Dominici a perdu la vie comme on perd tout espoir. L'espoir fait vivre. Il arrive simplement - et pourtant en la matière, bien sûr, rien n'est jamais aussi simple, tant il faut sans cesse compter avec l'environnement de ses rêves et les brutalités de leur nature - il arrive simplement que l'espoir vous quitte aussi brutalement que le premier amour et celui-là est sans doute le seul, l'unique, à avoir jamais compté.

    Toutes celles, tous ceux qui ont écrit, parce qu'elles et ils le connaissaient ou ont pu largement et longuement le cotoyer dans l'exercice de cette profession de journaliste sportif que je tiens en si haute estime, parce que, que vous l'admettiez ou pas, elle regarde, en vrai, une certaine idée du beau bizarre et concerne, qu'on le veuille ou non, l'éducation de nos frissons, toutes celles et tous ceux qui ont écrit depuis que la triste nouvelle est tombée, comme il se peut qu'une vision parcellaire du monde s'apparente à la chute d'un ange que la vie aurait déchu, ont souligné la part que la perte brutale d'un soeur aînée a pu prendre tout au long du parcours de cet ailier apparement sans grande disposition pour l'esthétisme mais que le rugby tel qu'il le vivait, le ressentait, aura suffi à rendre beau. Car enfin, tout est là. Christophe Dominici allait déjà à l'encontre des canons en vigueur dans le rugby "moderne" lorsqu'avec son mètre soixante dix et ses maigres kilos d'enfant de Toulon - ici, on a souvent eu la faiblesse de croire qu'il n'aurait pas dépareillé au générique d'une de ces comédies à l'italienne où éructent encore pour l'éternité  tant de picaros métaphysiques. Manfredi. "Pain et chocolat". Et sous les rires de cet comedia dell'arte maculée de tomata, voir comment la faucheuse pointe son petit nez sous les moustaches - il donnait le tournis aux plus balèzes de l'hémisphère Sud, aux athlètes cuirassés comme des gladiateurs qui rendaient la justice à l'Est et à l'Ouest des lignes de touche. Oui, tout était là qui suffisait à parer ce joueur à trogne de Gnafron d'une beauté dyonisiaque et le vieux fond d'agressivité, ces nevroses où l'âme est à recuire à petit feu depuis l'enfance, faisait le reste.

    Chacune et chacun doit rayonner avec ses félûres. Très bien. Sauf que pour quelques uns de ces jeunes gens du rugby,  la jeunesse ne peut pas toujours se résumer à un état d'esprit. Alors, il arrive que le corps entre en jeu, ce corps-là, trop " vieux-jeune" pour qu'il puisse rejouer une partition tant soit peu plausible, ce corps qui avait tant couru la race et qui aurait dû, "normalement",  se contenter d'une vie de promenades avec l'épagneul de sa mélancolie - le corps des rugbymen a de la mémoire. Et c'est sans doute le seul sport où l'on peut envisager l'existence d'une mélancolie du corps - oui mais, voilà...

     

    Benoit Jeantet