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Du rugby et des histoires... - Page 3

  • Remettre le malheur à plus tard

    J’ai senti une vibration étouffée dans la poche arrière du treillis. Je m’étais pourtant promis d’oublier ce satané portable à la maison. Je me doutais bien de la provenance de l’appel et je n’ai pas voulu répondre. On ne peut jamais savoir ce qui plaît aux gens. Les cloches tintaient leur complainte lugubre à l’entrée du village. Un coup, deux coups, trois coups…j’ignorais l’heure qu’il pouvait bien être, j’ai arrêté de compter ça fait bien longtemps et dans le fond, je crois que je m’en moquais. Oui. Je m’en moquais éperdument. Je marchais, mains dans les poches de mon vieil anorak, en suivant du regard la chienne qui s’ébrouait après le souvenir d’un cerf ou de quelque sanglier rustique ( il en existe encore de cette espèce, par ici, et même si j’ai toujours détesté le goût de cette chair au fumet trop violent, j’avoue avoir pris, à une certaine époque, un plaisir sans pareil à leur traque dans la lumière du soleil d’automne, la terre molle et le ciel déchiré de part en part par les plaintes des feuillages et l’apathie glacée de la mort qui vous saisit durant l’approche. Oui, j’ai aimé la chasse. Ce genre de chasses furtives- je pratiquais ma passion en solitaire, me tenant obstinément à l’écart des battues et je sais bien, aujourd’hui, que d’autres fraternités se jouaient là. Bien sur- où l’homme s’esquinte le cuir à essayer de comprendre la bête, comme il cherche, bien naïvement, à renouer avec cette part animale tapie en lui. Et puis notre fils est venu au monde et je n’ai plus jamais touché un fusil. Plus jamais. Ça s’est fait comme ça. Le sang noir a cessé soudain de me battre les tempes. Il est vrai aussi que je venais de découvrir le rugby. Une sacrée rencontre. Décisive, ça, je dois le reconnaître, le rugby. Une rencontre entre les autres-tous ces autres et leurs mystères- et cette partie de soi-même qui aurait bel et bien risqué de croupir dans les recoins obscurs de quelque zone grise, sans eux-sans lui. Sans cette injonction qui lui était faite tout à coup. Celle de se lier. D’amitié mais pas que. Le besoin de solitude s’effaçait, et collée au cul du pack, l’âme noire laissait peu à peu la place à un être plus solaire qui semblait apte enfin au bonheur, éprouvait ce besoin d’habiter autrement notre nature humaine. La possibilité de laisser libre court à cette ample sauvagerie de la jeunesse qu’une sorte de bushido domestique codifiait, rendait tout à coup plus acceptable) et j’aime quand ma vieille chienne s’élance dans le sous-bois qui surplombe la plaine avant de se dérober sous l’ombre fraîche des premiers grands sapins de cette forêt profonde, où je repars quelquefois visiter mes anciens coins de chasse. En songeant sans cesse à cette vérité somme toute assez cruelle: le rugby commence et s’achève avec le rugby.

    Et là, sous l’effet de l’air pur, mon cœur sursaute alors comme un enfant qui joue. C’est un peu comme si une eau jeune me rafraîchissait l’âme et le corps. Là encore, j’ai peine à me l’expliquer. Je suis sur l’âge, j’ai largement dépassé la soixantaine et je fais comme tout le monde, j’habite un coin de ce village avec, dans le fond du garage, de douces mélancolies en attente avant de sombrer dans un sommeil inquiet. Parfois il vous suffit de tomber par hasard- un outil de jardin ou je ne sais quoi d’autre qu’on était certain d’avoir rangé là- sur une paire de crampons, un maillot un peu poussiéreux ou un morceau de short taché de cambouis et ça vous ramène aussitôt à la joie d’un grand souvenir. Parce qu’il me semble- loin de moi l’idée de vouloir établir une quelconque hiérarchie- oui, il me semble qu’à l’inverse de beaucoup de choses-la chasse être autres- le rugby a cette faculté d’ennoblir les souvenirs.

    Je veux dire, aussi et surtout, que faire partie d’une équipe, à une époque de sa vie où l’on place encore l’amitié ( et parfois, entre nous, l’amitié était telle que rien ne pouvait en rompre l’harmonie) presque au dessus de cette grande affaire qu’est l’amour, c’était un peu- du moins est-ce ainsi qu’avec le recul je crois comprendre les choses- oui, faire partie d’une équipe, même dans ces moments de doute qui empoisonnent la confiance , malgré tous les coups douloureux qu’on y récolte- qu’on assène aussi (et je n’étais pas le dernier quand il s’agissait de rivaliser de vacheries en tout genre, de faire assaut de cette fameuse mâle innocence), oui, faire partie d’une équipe, alors c’était comme remettre le malheur à plus tard.

    Au loin, les cloches sonnaient midi et ça je m’en souviens. La chienne était sagement accroupie à mes pieds, un peu hors d’haleine, et moi, assis sur une souche, je consultais mollement le répondeur de mon portable. Encore un de ces messages au ton aigre-doux, encore un même pas fichu d’assumer sa colère à hauteur d’homme. On ne peut jamais savoir ce qui plaît aux gens. J’aurais bien aimé pousser un peu plus loin la promenade, mais mes jambes étaient décidément trop lourdes. Trop d’effort. Et plus assez de souffle, aussi. J’étais en train de me relever pour rebrousser chemin et à nouveau la même vibration étouffée, qui, cette fois, me fit lâcher le portable de surprise. Mais oui. Un peu comme s’il s’était enfui de ma main…comme un ballon. La chienne prit peur et se mit à déguerpir en sens inverse. A toute allure, en jappant toute affolée, vers le village et la maison. J’ai voulu ramasser ce fichu téléphone…oh et puis non. Je l’ai laissé là, me disant que de toute façon, je le retrouverai demain ou une autre fois, quand je serai à nouveau fatigué du quotidien et qu’alors j’enfilerai mes bottes et mon vieil anorak, que je sifflerai la chienne avant de regagner ce sous-bois, m’offrir quelques heures au calme, prendre le plaisir de repenser à cette époque où j’ai cessé un jour d’être un chasseur solitaire…pour devenir rugbyman.

     

     

  • Comme le héros blessé du film

    On attendait une après-midi ensoleillée sur les trois quarts du pays, mais pour Marc il était temps que cette journée se termine. Et si possible, un peu mieux qu’elle n’avait débuté. Mais il y a des jours comme ça, dans la vie, Marc le savait, des jours dont on sent, et ce à l’instant même où ils commencent, qu’il ne va pas falloir en attendre monts et merveilles…


    Marc habitait en face de la gare, et ce matin il lui avait semblé - bien sûr il pouvait se tromper. Du reste, il s’était souvent trompé - oui, ce matin il lui avait semblé que ce qui restait de la nuit précédente - épaves molles et silencieuses dont on aurait presque pu supposer d'ici que tout ça avait dû vibrer et même assez haut et même très fort - n'avait toujours pas envie de rentrer à la maison. Non. Pas encore. Non. Pas tout de suite. Et ces silhouettes titubant dans les premières lueurs du jour l’avaient, un peu malgré lui, ramené plusieurs années en arrière. Au temps de la jeunesse, quand les complices du rugby le raccompagnaient jusqu’à la maison, tel le héros blessé du film. Une fois - s’en souvenait-il ? - il leur avait lancé « nous ressemblons aux cuirassés à la dérive. Nous avons encaissé tant d’assauts qu’il est temps de se noyer dans un océan d’amour et de haine…»

     

    Dans le train qui le menait à présent vers le stade où ses deux fils s’entraînaient, le regard perdu, vide, absent, il tachait de se distraire, de diluer son désarroi en guettant des tendresses minuscules sur le visage des autres passagers. Mais à une heure pareille - 16h, un mercredi de décembre gris et frisquet - à cette heure, se dit-il, il était encore, soit bien trop tard, soit un peu trop tôt pour ce genre de choses. A cette heure, les fatigues du matin avaient depuis belle lurette reculé dans l’ombre, perdu du terrain face au brouhaha des conversations. C’est alors qu’une voix, quelque chose d’austère et de sec qui lui parut immédiatement familier, le tira de sa torpeur. Une voix, revenue du plus loin de l’oubli, qui répétait comme une sorte de mantra: « pour être rugbyman, tu ne peux pas commencer par dire que tu es rugbyman. » Celle d’un homme engoncé dans un imperméable mastic couverts de taches, un pantalon en velours vert rentré dans de grosses chaussettes rouge et noire qui remontaient au-dessus du genou…

     

    Vers 8 h, Marc et son ex-femme s’étaient donnés rendez-vous et c’était comme ça, chaque semaine, une manière de faire le point. Aucun des deux n’avait envisagé de refaire sa vie et pour éviter de faire subir aux petits leurs différents de couple, ils s’étaient finalement décidés pour une garde alternée dans un domicile unique. Les enfants habitaient donc toujours dans leur ancienne maison - « en terrain neutre» ironisait Marc quelquefois - et une semaine sur deux, elle ou lui regagnait « tout simplement » le petit studio que chacun louait de son coté. Il arrivait que les choses en viennent à s’envenimer entre eux, pour une brosse à dent ou une paire de chaussettes oubliées. Ce genre de négligences assez insignifiantes mais qui suffisaient encore à ressusciter de manière brutale le fantôme de leur couple « Si tu pouvais éviter de laisser traîner ton protège-dents » avait-elle dit, plus sèche que d’habitude, ce matin-là…

     

    Un peu plus tard, au travail ( Marc était chef dans une brasserie de marché ) alors qu’il faisant dorer des cuisses de lapin, il eut l'impression d'assister à la mort d'un personnage. Le jour où ses deux gamins lui avaient fait part de leur envie conjointe de se mettre au rugby, presque aussitôt il avait décidé de raccrocher les crampons. Pas envie que leur destin et le sien puisse un jour se confondre. Marc les aimait trop pour ça. Enfin…C’était surtout que…comment dire…il avait toujours été intimement convaincu que pour que quelque chose vive, il fallait bien qu’une autre accepte de faire place nette. Et bientôt ce serait à eux de lui raconter leurs batailles, d’évoquer leurs victoires éclatantes, de revenir avec pudeur sur les raclées abondantes qui ne manqueraient pas de jalonner et d’instruire leur parcours de jeunes gens…

     

    « Pour être rugbyman, tu ne peux pas commencer par dire que tu es…» Dès l’instant où Marc s’était levé de son siège, l’homme à l’imper mastic avait disparu...

     

  • A la vitesse d'un mélodrame

    J’ai enfourché mon vélo. J’ai fait ça comme on prendrait le sac et la cendre. Et puis j’ai pédalé, un vieux bonnet de marin vissé sur le crâne, j’ai pédalé jusqu’à mettre assez de distance entre mon découragement et la maison que j’occupais depuis mon retour ici. Une longère où ma voisine - petite bonne femme au visage ridée comme une pomme d’hiver. Je revois encore ses manières rudes. Cet air de vieille dame indigne qui la rendait attachante. Et cette façon qu’elle avait de vous sourire sans vraiment vous sourire - avait bien voulu que je m’installe provisoirement - elle me la louait pour une bouchée de pain - en échange de quelques travaux de rénovation. Un peu de plomberie. Une chape à couler dans la cuisine. Et ce bout de terrain laissé en friche depuis des lustres que j’avais entrepris de transformer en jardin d’ornement. Des promesses. Encore des promesses…

     

    Les muscles ne mentent pas. Après un quart d’heure d’efforts, j’approchais, le souffle court et les mains en haut du guidon, de la petite maison forestière située auprès de l’embranchement formé par la rue principale du bourg et celle qui mène au col de la croix des morts. Cette petite maison où j’avais vécu avec mon garde forestier de père. Il y avait si longtemps…

     

    Le vent s’est levé. Je n’en pouvais déjà plus. Un vent cinglant qui m’a très vite obligé à mettre pied à terre. Rien d’autre à part ce vent et quelques nuages pour occuper tout l’espace disponible entre ciel et plaine. Des nuages poudreux que la bourrasque faisait défiler à la vitesse d’un mélodrame…

     

    Très tôt, ce matin-là, je suis sorti boire mon café sur la terrasse. Un mauvais café. Trop de grains moulus. Et moulus beaucoup trop fin. Je venais de remettre à plus tard mes grands projets de ménage. Même pas envie de ranger ma chambre où le linge sale s’amoncelait un peu partout. Non. Je me suis contenté de la balayer du regard et voilà. Il faisait froid à l’intérieur. J’aurais pu essayer de rallumer le feu. Au lieu de ça, j’ai enfilé un pull col cheminée histoire d’apporter une touche d’élégance à cet hiver désolant de solitude. Dans la vie de tous les jours, les petites choses sont importantes, alors j’ai pris le temps d’aller saluer ma voisine qui donnait un peu d’eau aux poules. Je l’ai regardé faire, longtemps - un peu d’eau pour les poules - de l’herbe aux lapins - quelques poignées de gros sel « pour empêcher que la cour ne glisse trop »-, et tandis qu’elle s’acquittait de toutes ces taches répétitives avec une indifférence de princesse tibétaine, j’ai réalisé à quel point elle était restée la même…

     

    Peu à peu, le vent s’est calmé. Je me suis remis en selle. J’avais envie de revoir la maison forestière où mon père et moi avions vécu. N’étais-je pas revenu ici pour ça…

    Oui, après toutes ces années, cette femme était restée la même. Bien sûr, elle avait subi les outrages du temps – et puisque le temps, dans cette contrée âpre, laissait de toute façon assez peu de place aux coquetteries…- mais cette façon de vous sourire sans vraiment vous sourire, je l’aurais reconnue entre mille. Elle m’avait tirée d’un très mauvais pas, à l’époque.

     

    Mon enfance…J’avais dix ans et mon père s’était remis à boire comme un gouffre. Sa seconde femme venait de le quitter après une énième dispute, celle-ci, je m’en souviens, un peu plus violente que les autres. J’avais dix ans et il avait bien du mal à s’acclimater aux mœurs locales. La seule chose d’étonnante chez lui, c’est qu’il ait pris le temps de m’inscrire à l’école de rugby. Pour quelqu’un qui avait le sport en aversion, oui, ça avait été une décision plutôt étonnante. Sans doute pensait-il que comme ça, moi au moins, je pourrais me faire des amis…

     

    Ce matin, le givre était partout sur le jardin en voie de développement où, bien sûr, rien n’avait vraiment avancé, et tout à coup une phrase m’est revenue. Une phrase de Cioran. « Je donnerais tous les paysages du monde pour celui de mon enfance. » Dans la vie d’un écrivaillon aux plumées mazoutées et qui désespère de planer, un jour, à l’empyrée sur les ailes du verbe, ce genre de phrase n’a plus tellement d’importance…

     

    Sur la route où je pédalais, nettement plus à mon aise à présent, soudain j’ai eu envie de rentrer. J’étais revenu par ici avec l’espoir que la brume qui entourait ces souvenirs douloureux se déchire, comme ça arrive quelquefois, mais au dernier moment je me suis dit qu’il ne servirait à rien de déranger ces fantômes de l’enfance. Au bout de quelques mètres, je suis descendu de vélo. J’avais besoin de reprendre mon souffle. De me calmer. J’ai fait celui qui élève un regard inspiré vers l’horizon et tout m’est revenu…

     

    Mon père avait raison. Les rares amis que je me suis fait à l’époque, c’est à l’école de rugby que je les ai à peu près tous rencontrés. J’ai aimé ces heures où l’on pouvait presque avoir l’impression qu’à tout instant une autre idée de la vie - cette recherche permanente de sensations plus intenses. Le besoin tout à coup rendu possible de se frotter à toutes sortes de risques - oui, qu’à tout instant une autre idée de la vie s’apprêtait à envahir nos petites existences, bien grises jusqu’ici…

     

    Oui, après toutes ces années, cette femme et moi étions restés les mêmes et je me suis souvenu de cette fois où je m’étais mis en tête d’aller à l’entraînement en stop, puisque mon père n’avait pas dessaoulé depuis une semaine et qu’il dormait comme un plomb, ce jour-là. Je me suis souvenu qu’elle s’est arrêtée à ma hauteur, auprès de l’embranchement formé par la rue principale du bourg et celle qui mène au col de la croix des morts. Et puis qu’elle m’a souri, toujours cette façon de vous sourire sans vraiment vous sourire, en ouvrant la portière coté passager. Qu’elle m’a dit « Allez monte ». Oui, voilà. « Allez, monte…»