Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

La longueur de la queue des vaches

J’ai supposé que, dehors, les fumées montaient déjà derrière le toit des maisons. De toute façon, je ne dormais plus. Depuis bien longtemps, je tournais en rond dans ce lit comme un poisson rouge dans son bocal. Bien longtemps. Et puis, comment aurais-je pu trouver le sommeil alors que tous ces gens enterraient leurs morts. On a beau faire comme si. Détourner un instant le regard. Ces drames finissent par vous atteindre. Avec un temps de retard et c’est sans doute pire. C’est comme quand tous ces estivants venaient demander au vieil Irénée le temps qu’il allait faire et que l’autre bougre, après s’être longuement lissé la barbe - Irénée aurait fait un fait metteur en scène épatant. Il s’y entendait comme personne pour étirer une séquence. Oui. Comme personne- que l’autre bougre, ainsi donc et invariablement leur répondait: « tout dépend de la longueur de la queue des vaches...» Oui, dans le fond, c’est encore pire…

 

Hier soir, je revenais du terrain - j’aime y traîner ma maigre carcasse d'insecte après le travail à la ferme. Taper des drops en tâtant le poids du vent. Enchaîner les tours de terrain au milieu des brebis qu’on met là, quelques jours, afin qu’elles tondent la pelouse juste avant que la saison ne redémarre - une serviette en guise d’écharpe parce que j’avais sué plus que d’habitude et que la fraîcheur commençait à mouiller les champs - oui, je revenais tout juste du terrain quand tout le monde s’est assis en cercle devant cette télé de malheur. Sur l’écran défilaient une ribambelle de spécialistes et c’était quelque chose, mon dieu, ce ton unanime et compassé, presque obséquieux, qu’ils employaient, des spécialistes de tout et de rien se relayant pour donner leur avis… sur tout et rien, donner surtout leur avis sur tout le reste tant qu’à y être, et leurs analyses consistaient pour l’essentiel à commenter des images vides. L’arrière d’une ambulance filmée en plan fixe. Quelques silhouettes fuyantes avec cet air effaré de spectres se noyant dans un bol de soupe. Un barnum insupportable où le spectacle donné par ces chaînes d’infos en boucle qui, l’affaire est entendue, rien de bien nouveau, ne supportent pas le vide, était assez désolant. Effarant de bêtise tout ça, me suis-je dit après avoir tendu l’oreille quelques minutes avec l’espoir de capter - le meilleur est toujours possible. Suffit d’attendre, disait l’autre - une parole à peu près censée, enfin, vous voyez...

 

Toute cette mise en scène ne tenait pas vraiment la route, tant elle reposait sur le temps court, répondait aux seules exigences de l’instant, relevait d’une improvisation de moulin à papier et tout ça assortis d’effets de dramatisation périmés et de formules choc à la petite semaine. Certains mots clés revenaient, bien sûr, d’une phrase à l’autre. Il fallait capter l’attention du téléspectateur à tout prix. Le frapper d’effroi. Installer un climat de terreur. Au bout de cinq minutes, on avait compris… Personne n’en savait d’avantage. Pas plus les spécialistes, qui meublaient l’antenne, que les envoyés spéciaux lesquels triaient les rumeurs, faute de mieux. Guettant le pire, là encore toujours possible, comme on sait. Même pas envie de les blâmer. Après tout, dans la vie chacun fait ce qu’on lui demande de faire. Où on lui demande de le faire. On sent bien qu’en cas de refus, un autre patiente dans l’ombre en attendant de prendre la place. Et puis un autre. Et encore un autre…

 

Je suis monté me coucher. J’ai lu quelques pages de ce roman chaudement conseillé par mon ex. Il m’est tombé des mains assez vite. Je me suis frotté les yeux et voilà, c’était reparti pour une autre de ces courtes nuits de juillet, une autre nuit et pas l’ombre d’un rêve digne de ce nom à se mettre sous la dent. Au réveil, l’oreiller était froid et la couverture glacée. Devant le poste de télé, la même scène que la veille. Mes parents attendaient sans doute que quelqu’un leur explique l’inexplicable. Par la fenêtre, j’ai aperçu mon oncle qui encordait un champ de trèfle. Mon oncle vissé, imperturbable, sur le siège de son tracteur - un vieux Massey Ferguson sans cabine- mon oncle en train de travailler comme il l’avait toujours fait, là, comme si de rien n’était. J’ai trouvé ça très calme et très beau. Une leçon de vie toute simple où l’espace pourrait s’étirer jusqu’à sa belle mort, à des années lumières de ce temps infiniment court à cause de quoi, enfin, il me semble que nos existences prennent un bien vilain pli. Mais je n’ai jamais été un intellectuel, alors…

 

J’ai pris mon sac de rugby. A l’intérieur, j’avais glissé mon vieux flottant, le maillot du club - celui du Plateau - pour lequel j’ai joué jusqu’à ce que mon corps finisse par demander grâce, à plus de quarante ans. Une ancienne paire de «moulés.» Trois pêches de vigne, deux abricots, une bouteille d’eau et c’est tout. C’est qu’une idée tout à coup m’était venue…

 

L’année de nos seize ans, nous formions une bande assez hétéroclite. Une bande de copains qui rêvait tout haut d’imiter un jour tous ces joueurs de l’équipe locale - l’équipe fanion du Plateau, vous l’aviez compris - dont nous suivions les moindres faits et gestes, sur et en dehors des terrains. Oui, absolument partout et jusqu’au bar des sports et de l’amitié qui à l’époque tenait lieu de siège social au club. Le patron de ce bar qui bien sûr n’existe plus, Michel Grau, était aussi le président de l’équipe et, cet été-là, il avait eu vent de l’existence d’un tournoi à 7 ouvert aux jeunes. Le tournoi était organisé par une formation beaucoup plus prestigieuse de la vallée, le hic c’était qu’il n’y avait pas d’équipes de jeunes sur le plateau et ça faisait littéralement enrager Michel. A force de tourner en rond comme un cochon malade derrière son comptoir, une idée s’est mise à germer sous son crâne têtu comme une toque. Dans ce bar, son bar, comment vous dire…nous y allions quasiment chaque soir et pour peu qu’une des gloires du Plateau s’y trouve, alors, nous y restions le temps que notre maigre argent de poche fasse durer nos demi panachés jusqu’à la consommation des siècles. L’idée de Michel était simple : c’est notre petite bande, pardi, qui allait représenter le Plateau lors de ce tournoi à 7. Et qu’importe si la moitié d’entre nous n’avait encore jamais touché un ballon de sa jeune vie…

 

J’ai enfourché le vieux Gitane de mon père et, vingt minutes plus loin, j’arrivais aux abords de la vieille grange à l’abandon que notre bande avait transformée, « en deux coups les gros» en club-house de fortune, puisqu’il nous en fallait bien un, dès lors que nous étions devenus une équipe. A part les toiles d’araignée et la poussière, rien n’avait changé. J’ai posé le sac. Je me suis mis en tenue et comme près de trente-cinq ans plus tôt, je me suis vautré avec malice dans l’un des fauteuils hors d’âge que nous avions récupéré aux poubelles. Là, mais oui sur ces fauteuils crevés, où nous avions élaboré, la trouille au ventre, toute notre petite stratégie de bouts de chandelles, la semaine précédant ce fameux tournoi…

 

Deux heures au calme, à revivre ce moment particulier de la jeunesse. Loin du vacarme ambiant et de cette sale rumeur de guerre. A espérer que la couleur du temps dépendrait, comme ce vieux bougre d’Irénée le rabâchait invariablement aux touristes, toujours et quoi qu’il en soit, de la longueur de la queue des vaches.

 

Les commentaires sont fermés.