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  • Un samedi matin de janvier

    Depuis que je suis revenu dans cette ville où j’ai fini par apprendre à vivre sans tenir l’autre à distance- sur ce point, ma rencontre avec les gens du rugby fut sans doute décisive, à bien des égards - je n’ai pas pu ne pas songer à ce samedi matin d’il y a plusieurs années. Je boite bas et mon ipod m’inocule une forte dose de musique pop et il a suffi que je m’avance dans cette rue en forme d’hymne à la clarté sombre des réverbères, pour que je me souvienne. Me souvienne de ce samedi matin de janvier. Les contours de la ville sont gris. La ville où est né Marco est rose, par contre. Toujours rose. « Et les Carmes, alors, vous connaissez les gamins ?  Alors-alors, vous connaissez… » Dans cette ville, Marco y a même vu le jour un autre samedi matin. Et c’était un samedi matin de novembre, quelque part vers 1960. « Tou-lou-zeu... ô Tou-lou-zeu. Ouais bon, ça, quand même, vous connaissez. Ou bien je sais plus ce qu’on vous apprend à l’école... »

    Un samedi. Les nappes en papier de l’Edelweiss guettent le client d’un air mollasse. L’Edelweiss, oui alors, c’est à l’époque une brasserie kabyle qui fait comme ça un angle assez romantique, sert de point de convergence à plusieurs ruelles empruntées à travers les âges par tout un tas d’étudiantes et d’étudiants, désireux de se frotter le cuir à une version de l’existence un peu moins poussiéreuse, de se moquetter les poumons d’une autre atmosphère, autrement plus incertaine que celle qu’ils ont pu respirer jusqu’ici dans les salles de lecture des bibliothèques. L’Edelweiss, c’est un genre de brasserie, mais oui voilà, comme on n’en trouve plus que dans les souvenirs un peu menteurs d’une poignée d’ex jeunes gens modernes. Arezki, le patron, a longtemps offert le gîte et le couvert - la jorba - à Marco qui répète souvent «  quiconque nourrit un homme est son maître » et en retour assure l’ouverture et le service de «  L’Edel » chaque samedi, afin que son ami puisse se reposer un peu. « Y’en a plein qui m’ont tourné le dos. Je suis pas rancunier. J’ai de la mémoire, c’est tout... »

    Un samedi. Le papier rouge des nappes en papier de l’Edelweiss ondule pour la brise. «  Oh les gamins, vous pouvez pas fermer la porte. Ça caille ! » Marco s’agace. La nuit a été courte. Marco, oui alors, la nuit il travaille dans un cercle de jeux et il se vante parfois « de savoir y faire pour en mettre un peu à gauche. Mais, « attention les vélos, juste ce qu’y faut. Sinon gare...» Le cercle de jeux est tenu par des corses. Oui bon. Il y est entré grâce à son vieux copain Lulu, « un fidèle des galères » avec lequel il était déjà parti - ça remontait à trois ans, il me semble - chercher fortune dans les forets canadiennes. Marco, mine de rien, est un grand lecteur de Jack London. « Hé oui, vous croyez quoi les jeunes trompettes. D’abord on a lu. Ensuite on a baroudé. C’est comme ça que ça marche. » Deux ans à côtoyer les bûcherons du grand Nord. « Avec Lulu, on a bourlingué dans des endroits tellement sauvages et reculés qu’ils nous y déposaient en hélicoptère. ‘Tain de moine, on se serait cru dans un de ces films sur le Vietnam. » Lulu était laotien d’origine et c’est comme ça - les hélicoptères - le Vietnam et tout et tout- que Marco avait vite pris l’habitude de l’appeler « Viêt-Cong ». « Oui-oui, je sais les étudiants, je vous choque…On est assez loin de Jack London. Quoique…Bref, toute une compagnie de bûcherons posée, avec le barda et la bouffe pour trois semaines, dans des campements totalement inaccessibles par voies terrestres. » Lulu et Marco officiaient en qualité de « cuistots. « On faisait la tambouille en bonnet ! Par des températures à pas mettre un glaçon dehors ! Et on avait plutôt intérêt à leur servir des trucs qui tenaient à l’estomac. Sans quoi les mecs l’avaient mauvaise et, croyez-moi, c’était des inquiets, ces types. Et puis, un arbre ou juste une branche qui tombe au mauvais endroit et crac…bref, par là-haut un accident était vite arrivé. ! Et personne, à part quelques loups et ces putains de grizzli, ouais, personne pour vous venir pleurer après... »

    Un samedi. Un samedi bien avant que nos nuits épousent les solitudes, la vie, la mort et d’autres banalités de cet ordre. Un matin quand la jeunesse et l’innocence gouvernaient encore. Étaient ces chansons dont le chœur attestait déjà, vous prévenait à quel point le monde s’annonçait sale et souvent bien pourri. Des éclats subtils et poétiques qui disaient : le temps n’offre jamais - jamais aucun service, ni même aucune espèce de garantie. C’étaient donc des chansons qui habitaient, à l’époque, dans des pays de plaine où le temps alors était prompt à saigner au milieu d’autres sangs. Et nous étions des étudiants un peu trop pressés d’en découdre, des gamins aussi gouapes et morveux que tous les gamins du monde. Un samedi matin quand le temps, à cet âge, c’était ce tambour qu’on frappe jusqu’à ce que nos mains empestent le caoutchouc brûlé, qu’on frappe, qu’on frappe et qu’on frappe, sans désemparer, pour couvrir les rumeurs de routine alentour. Oui. Un samedi matin qui s’était laissé dépasser dans le dernier col menant à midi.

    Et ça c’est fait comme ça, Marco s’est mis à nous raconter le Canada et les forêts, à nous livrer « cousu main » sa version revisitée de Martin Eden. « Jack London, les jeunettes trompettes. Si vous avez jamais lu ça, alors, c’est simple, vous saurez jamais... » Et lorsque Marco se mettait à évoquer l’écrivain, des larmes lui gonflaient les yeux – ses yeux étaient tout étrécis. Des yeux qui avaient souvent dû faire face au soleil et au froid, sans ciller et alors bien sûr, à force de braver le monde avec un chapeau qui n’était pas toujours sur votre tête. Bien sur...- lorsque Marco évoquait - il le faisait sans le tralala verbeux et les grands airs vaguement cultivés dont nous étions coutumiers - Jack London, alors, comme si des poils de nez vous poussaient dans la lune. Oui. A notre tour on se laissait chavirer par l’émotion d’un livre dont nous ne savions presque rien.

    Depuis la terrasse, je me souviens à présent qu’une fillette nous a fait coucou en reculant à contrecœur puisque ses parents – trop bien habillés pour rentrer à l’Edelweiss. Plus assez jeunes ou alors trop vieux pour venir s’esquinter le cuir aux mots de la « vraie vie », enfin à tout ce qui, dans un certain monde, bien sûr n’existe pas, n’a même jamais existé, n’existera sans doute jamais. Bref - et c’est à ce signe du destin que Marco a compris que… Mais oui qu’il était «  A la louche, malheur !Oh hé les gamins, vous pourriez pas me filer un petit coup de main pour la mise en place, hein ? C’est pas que j’attende grand monde à midi mais…Le temps que j’installe la télé pour le match...»

    Un samedi. Les nappes en papier rouge de l’Edelweiss ondulent dans l’attente qu’une bande de jeunes gens modernes mettent le couvert. « Oh les gamins, les couteaux c’est à gauche ! ‘tain vous avez été élevé dans un étable ou bien ? » Entre temps, Marco est monté à pas de loup - un de ces loups, animé d’un désir de maraude, comme il y en a dans les romans de Jack London ou à proximité des campements provisoires qu’occupent ces bûcherons « inquiets » du grand Nord où les hommes et les bêtes, mêmement confrontés au froid, à la faim et à la solitude, doivent bien apprendre à faire avec le respect - Marco est parti chercher la télé qui se trouve à l’étage, dans le studio attenant aux cuisines où Arezki échoue, un vendredi soir sur deux, puisque « c’est jour de paye, que le saloon est bourré jusqu’à la gueule et que les cow-boys par ici ont soif », avant de finir sa nuit en s'écroulant sur un lit de camp, sans doute un reliquat des aventures canadiennes du toulousain des Carmes. Sans doute. Certains hommes, quand ils sont encore jeunes et libres, rêvent bien de Californie.

    Un samedi. Le ciel de Paris est gris. Les nappes en papier de l’Edelweiss sont rouges. A part quelques jeunes gens modernes qui n’ont pas grand-chose à faire en dépit de leurs grands airs - « vos airs de deux airs » dit Marco- de leurs grands airs préoccupés, il n’y a donc pas âme qui vive dans ce bar qui n’existe plus que dans le souvenir ici présent. Personne ? Non. Il y a Marco. Et Marco est né à «  Tou-lou-zeu », quelque part vers 1960. Et Marco, le grand lecteur de Jack London, l’aventurier jovial et anonyme passé du froid bourru du grand Nord à la moiteur crapule d’un cercle de jeux corse, vient de réussir le sacré tour de force de descendre la télé et tout ça sans réveiller son ami Arezki. « Z ‘avez vu un peu le coup, hé-hé, les jeunes trompettes !!  Pile-poil Pinuche dirait Viêt-Cong. Pardon…Lulu. » Oui et Marco refuse, catégorique, de nous servir du café. « Là, les gamins, faudrait voir à accélérer un peu le réveil musculaire, hein. Le match commence dans moins de deux heures. Oh fini de rigoler, là c’est sérieux, c’est Tou-lou-zeu qui joue. Le stade, ‘tain, qui dispute la première finale européenne de l’histoire...à compter de maintenant, allez zou bombez ! Je sers plus que des boissons pour adultes ! »

    Un samedi. Dans le poste, « un ITT Oceanic. Me suis pas foutu de votre gueule, les jeunes trompettes, hein ! » ça y est, Marco ne voit plus que du rouge et du noir. Le rouge et noir de " Tou-lou-zeu. " Et les jeunes gens modernes ne comprennent pas grand-chose à ce qui se trame sous leurs yeux. Le rugby, autant dire une étrange partie d’échecs jouée à toute allure par des gaillards prêts à mourir sur l’herbe grasse pour un autre rêve fou d’aventure, le dos cassé et la bouche ouverte, un truc jamais vu avant, oui, tout ça leur semble si beau, si épique mais tellement complexe. Et alors Marco, le Jack London des bords de la Garonne échoué derrière le comptoir parisien d’une brasserie Kabyle, Marco et son sourire large-large qui s’agitait dans le matin avec des façons de petit singe rapide, un sourire qui sonnait toujours juste comme eût dit un jazzman, son sourire qui était sa plus belle façon de vous tendre la main, oui Marco, alors, leur explique...

  • Deux repentis aux souvenirs qui grincent

    Il était à peu près quatorze heures et ce dimanche d’après la pluie semblait chercher des bras un peu plus neufs. Quand les gamins que j’entraîne ont pénétré sur le terrain, c’est comme si leurs crampons miniatures avaient brusquement réveillé ces poussières étouffées sous des décennies d’orages, ces poussières sur quoi ma vie s’était longtemps traînée. Le speaker du stade, dont le débit indiquait qu’il avait du s’abîmer longtemps à courir après le score et les sortilèges de ce méchant vin des Corbières qui n’a pas son pareil pour vous faire l’accent tannique, le speaker a écorché mon nom en s’y prenant à deux fois, mais il a suffi que je quitte, oh mais à peine quelques secondes manière de saluer l’arbitre, l’ombre du banc de touche, pour qu’une partie du public me réserve un accueil digne des temps anciens «  Hé toi, La Gomme, t’es contre le jeu dur, maintenant !? Non mais tu chies pas la honte. Boucher ! T’as la mémoire courte » et tout cela assorti d’une bordée d’injures, en plus de quelques trouvailles langagières dont seules les travées du rugby de séries régionales ont le secret.

    Je suis retourné m’asseoir en saluant cette foule de fins connaisseurs d’un petit signe amical de la main, le moins que je puisse faire en réponse à un tel hommage, et je crois même qu’à cet instant, un léger sourire s’est peint sur mon visage griffé de rides. Je m’appelle Jean-Louis Gomez. J’ai 67 ans. Mais je n’ai pas toujours été l’entraîneur en chef de l’école de rugby de la Haute-Vallée de l’Aude venu aujourd’hui avec ses jeunes pousses promouvoir l’esprit de fair-play, à l’occasion de ce challenge « contre le jeu dur », oui car il s’agissait bien de cela, qu’organisait le club centenaire de Quillan. Non, je n’ai pas toujours été ce que je suis. Pour être précis, soyons donc précis, celui que je suis devenu en prenant de l’âge et, notamment, pas mal de recul sur ces choses.

    Aux yeux de tous les spectateurs et rugbymen, qu’ils fussent adversaires ou coéquipiers, pendant de très longues années, j’ai surtout été «  La Gomme », un talonneur à la réputation sulfureuse. Sulfureuse mais pas usurpée tant j’admets avoir fait preuve d’une agressivité qui dépassait bien souvent le cadre admis par le corps arbitral de l’époque et dieu sait qu’il était autrement plus permissif, régi alors par cette version rugbystique de la théorie des climats, principe non écrit stipulant par la bande qu’une même phase de jeu pouvait déboucher sur une interprétation tout à fait différente, selon que la rencontre se disputât «  à la maison » ou pas. Le rugby ayant toujours eu, de près ou de loin, à voir avec l’injustice – votre façon de la supporter, de comprendre cet état intolérable du monde, suffisait à faire de vous un parfait gentleman en culotte courtes, ou bien une brute complète-il n’y avait qu’à jouer le jeu en se disant « c’est la vie » et voilà, si les coups n’étaient pas tous "jouables", au moins le tour était-il joué.

    Je regardais « mes gamins » s’en donner à cœur joie, mon nez tordu à l’horizontale et mon cœur, mon vieux palpitant que la vie n’avait pourtant cessé d’endurcir, me sautait trois battements à chaque fois qu’une passe arrivait à son petit destinataire, tandis qu’au moindre choc un peu rude, je retenais mon souffle, me faisant alors l’effet d’une mère poule en beaucoup plus poilue. Sur ce banc grignoté par l’ombre printanière, mon dieu que la pelouse était belle. La jeunesse touchante. Un an, quasiment jour pour jour, que je m’occupais de « ma mauvaise troupe » et c’était tous les mercredis et, bien sûr, chaque dimanche où dans l’herbe, parfois presque aussi haute qu’eux, ils jouaient à toucher et il fallait voir un peu leur allure de petites grenouilles lancées à corps perdu dans une étrange partie de cache-cache.

    Oh, pour tout vous dire, cette idée d’entraîner ne m’était pas venue toute seule. Pas naturellement en tout cas. C’est même une idée comme ça, une idée en passant que ma femme m’a sans doute soufflé un jour de plus- enfin il me semble- que j’étais «  à tourner comme un cochon malade » et, depuis ma retraite, ça m’arrivait fréquemment. Je devais être encore à me morfondre vers le fond du jardin, sans doute préoccupé par le bruit trop neuf du motoculteur qui, de toute façon, n’avait pas franchement sa place au milieu de cette lande fanée – le jardinage et moi, je vais vous dire…une autre fois- à moins que ce ne soit par…oui, ces haricots- oui c’est ça. C’est ça. Je me souviens- ces haricots qu’une pie ou quelque rongeur intrépide venait à nouveau de me voler et à la barbe de cet épouvantail de malheur qui ne voulait jamais tenir en place- arrive toujours ce moment dans l’existence où, rien à faire, vous êtes battu par le vent- mais oui, j’étais sûrement à maugréer contre le vent et le sort contraire, quand ma chère et tendre m’a crié depuis la véranda «  hé ! Au lieu de piétiner le jardin toute la sainte journée, va faire un tour. Et cette histoire d’école de rugby ? Dans le journal, y a écrit qu’ils cherchaient quelqu’un. Ça te ferait du bien, tu sais… »Et puis je suis parti faire un tour. Un tour qui m’a mené jusqu’au stade. Et puis on s’est tapé dans la main comme c’est l’usage entre bénévoles. Et puis voilà. Ça s’est fait comme ça.

    Un de mes gamins- pas le plus doué de ma bande, loin de là- venait de réussir une passe sur un pas, sur mon visage- d’habitude, je suis plutôt du genre à adopter une mine indifférente- la joie a dû se lire d’ici jusqu’aux ruines de l’Arms Park et je sautais sur place comme l’une de ces diablesses, vous savez, juste avant qu’elles s’en repartent faire l’amour dans les pivoines. J’éprouvais un mélange de fierté et d’admiration pour ce gosse et pourtant, lorsque je l’avais vu débarquer-le corps noué d’angoisse, l’allure empruntée- au stade pour la première fois, je me souviens m’être dit que non -ce petit avait l’air d’une personne déplacée au milieu des autres et sa présence jurait autant que celle d’un danseur étoile égaré dans un gala de catchs à quatre- non, il s’était à coup sûr trompé de porte. Et puis son grand-père, qui me l’avait amené, s’est approché spontanément- un peu trop à mon goût. Oui, un peu trop pour être honnête- vers moi. Son grand-père affirmait haut et fort que nous avions «  poussé ensemble » quelques mêlées «  à l’ancienne » et rien qu’à sa manière vantarde et mielleuse, je n’ai pas tardé à mettre un nom sur cette figure burinée de buveur d’apéritif. Oui, nous avions bien joué ensemble. Mais pas longtemps. Il a suffi qu’il me reparle de «  notre temps où les rugby était pratiqué par des hommes. Des vrais» pour que je le remette assez vite, et à son complet désavantage, dans le contexte de l’époque. Un grand type qui culminait à plus de deux mètres et hurlait sans cesse dès qu’un peu de grabuge s’annonçait, oh ça je m’en souvenais, « protège moi La gomme. Protège-moi ». Et qui entendait que son petit-fils vienne ici s’épaissir le cuir. « Les jeunes, aujourd’hui, ils ne valent rien. Alors je compte sur toi pour lui expliquer les préceptes de Lulu. Oh, l’ami, t’as pas oublié Lulu, au moins ? » Bien sur que non, « l’ami », je n’avais rien oublié.

    Lulu Crampes (ça ne s’inventait pas) était notre entraîneur-mentor-soigneur-confesseur des âmes noires et ses fameux préceptes, que ce type n’avait absolument jamais appliqué – il était lâche à ne pas croire et sa seule action d’éclat n’a jamais consisté qu’en une traversée de terrain à toutes jambes, et encore, une fois que l’arbitre eût réussi à mettre un terme à une furieuse empoignade, tout ça pour… flanquer un petit coup de pied de pute dans la tête d’un gars, tête étourdie, offerte et sans défense, qui dépassait, qui plus est, d’un amas de joueurs au sol. Mais oui. Tout ça pour ça- ses fameux préceptes étaient monnaie courante dans le rugby tel qu’il se pratiquait alors. Et je l’entends encore, Lulu, nous sermonner après une rencontre largement perdue «  aux poings ». Je l’entends encore nous répéter : «  les gars. Vous avez badé la lune ou quoi ? En retard d’une semaine et partout. Et toi La gomme, t’as passé tout le match les mains dans les poches !! Putain, dans un regroupement, tu devrais le savoir, y’a toujours quelque chose à faire. Un doigt à tordre. Une oreille à caresser. Quelques nez à moucher. Des bras à casser. » Ces préceptes avaient eu beau scander la chanson de gestes de ma jeunesse- presque toujours à la limite, ces gestes, mais c’était ça, le rugby de fer et de sang de notre époque- je n’avais pas envie de les appliquer à « mes gamins. » J’avais juste dans l’idée qu’ils jouent, qu’ils s’amusent. « Notre temps », après quoi couinait cet imbécile, était passé-révolu et il revenait dès lors à ces gosses d’écrire leur propre histoire. Et puis, même si je ne regrette rien de ce qu’on a pu me voir «  faire » sur un terrain- au moins m’y-a-t-on vu assez longtemps pour pouvoir en juger- je sais qu’on dispose aujourd’hui d’autres outils pédagogiques- en dehors, par exemple, du mur de la cave coopérative contre lequel il nous arrivait quelquefois de travailler nos " entrées en mêlées "- pour amener les gamins vers autre chose. Alors, quand j’ai vu ce "petit" réussir sa passe, une larme a bien failli s'échapper de ma paupière.

    Profitant de la première pause- les rencontres se jouaient par tranches de dix minutes- j’apportais les bouteilles d’eau à « mes gamins », lorsque j’ai cru reconnaître sous la dégaine voûtée, un peu à l'identique de la mienne,  de l’entraîneur d’en face, un ancien " vis à vis." Un rugueux celui-là, rien à voir avec l’autre seconde ligne à la noix, mais avec qui je m’entendais comme larron en foire, une fois nos affaires remises à plus tard et que la bière d’après match coiffait d’une autre écume nos racontars de corsaires de première ligne, oui, nous étions assez bons amis, bien que sur le pré on ne se soit jamais fait de cadeaux. Ah ça non. Bien au contraire. Il avait dû me fracturer une ou deux phalanges en sifflotant. Et puis ses arcades sourcilières ne s’étaient pas transformées en entrée de catacombes toutes seules. Il faut dire que j’ai toujours préféré l’art gothique aux ornements rococo. Bref.

    Je m’approchais d’avantage pour vérifier ma première intuition. Mais oui, c’était bien Alain Cazenave, son clin d’œil rutilant de la promesse- sous la fournaise des mêlées à l’ancienne, si on a appris une chose, c’est bien de lire les silences en sous-textes- promesse d’aller ensuite reparler un peu du bon vieux temps. Ah ce vieux bougre d’Alain Cazenave, dit La Grolle ou Chausson d’or. A nous deux, je me suis souvenu qu’à l’époque, on s’en faisait souvent la remarque, on aurait pu servir de prototype, puisque en réunissant nos petits talents particuliers on tenait à coup sûr "le talon" idéal. La Grolle, on l’aura compris sans mal, son petit truc en plume, c’était de lutter contre cette fichue injustice à grands coups de satons, quand moi, je m’évertuais plutôt à punir, ici l’imprudent qui se mettait délibérément hors jeu, là le « grand échassier » de seconde latte qui pensait pouvoir pourrir notre alignement tout l’après-midi, d’une bonne gifle claquée genre « voyage sans retour », et hop ni vu ni connu, et vlan par ci «  alors mon gros t’as pas oublié quelque chose ?», et bim par là «  oh hé le voleur de mobylette, alors on fait comment maintenant ? »

    Lorsqu’il nous a fallu rentrer sur le mini terrain afin de séparer- oh rien de très difficile- nos jeunes joueurs en herbe qu’une décision – assez curieuse, je dois bien l’admettre, mais l’homme en noir avait toujours raison, surtout lorsqu’il était dans son tort ! N’est-ce pas du reste sur ce point crucial que je mettais, dorénavant, l’accent séance après séance- qu’une décision de l’arbitre avait donc mis quelque peu en ébullition- rien de bien méchant mais quand même-, pour en avoir rigolé par la suite, ça nous a fait un peu drôle, et au public n’en parlons pas, de nous retrouver, La Grolle et moi, en train d’éteindre ce début d’incendie, comme deux repentis fraîchement ralliés à la cause de la non violence. Deux repentis dont les souvenirs, parfois, grincent...

     

  • Plateau

    « Dépense tes mots comme si tu dépensais les derniers jours qu’il te reste à vivre, mais dépense les pour dire des choses qui comptent et qui comptent vraiment, tu vois. Dépense-les, pour, par exemple, dire un tas de jolies choses à la femme que tu aimes. La première fois que tu la verras, tu sauras. » Avant qu’il ne remonte sur le tracteur, Papa venait de donner ce conseil- le seul qu’il lui donnât jamais- à mon jeune frère. Mon jeune frère qui aurait tant aimé que Papa lui « raconte de l’intérieur » - j’avais du glaner cette formule dans je ne sais plus quel livre et il me l’avait empruntée aussi sec- ce fameux essai qu’il avait marqué la veille, lorsqu’il jouait encore pour l’équipe du plateau. Nous étions au seuil de l’adolescence et notre mère nous manquait. Dans mon souvenir, Papa faisait du mieux qu’il pouvait. Nous élevait à la dure mais en s’efforçant de rester juste en toute circonstance. Et s’il était taiseux – bien souvent, lorsqu’il parlait, c’était pour vous expliquer pourquoi, justement, il ne parlerait pas-, à l’inverse de beaucoup d’autres gamins du plateau, au moins les images du père fouettard ne nous hantaient-elles pas. Il devait courir partout sans désemparer. Il y avait la ferme. Les bêtes. Les comptes d’une exploitation qui lui donnaient bien du fil à retordre. Mais je me souviens de ces repas du soir où il mettait un point d’honneur à nous « servir comme des petits princes. » - sa façon à lui de compenser, oui sans doute, les tendresses minuscules d’une mère absente depuis trop longtemps- avant de sortir sur la véranda fumer une cigarette, l’air d’un vieux lion fatigué qui se tient au bord de l’ombre, en caressant du regard la vue qu’on avait d’ici sur tout le plateau.

    C’était le genre de plateau planté à plus de mille mètres d’altitude. Un Vercors miniature, quelque part entre les vallées viticoles des Corbières et les premiers contreforts pyrénéens. Encerclé par des forets profondes et touffues. Une combinaison mystérieuse de hautes plaines grasses à souhait et de petites montagnes aux pentes ouvertes à tous les désirs d’aventure. Un patchwork rural interrompu, ici et là, par des plantations de sapins qui donnaient à l’ensemble du paysage une touche rafraîchissante. Un lacis de chemins de terre datant d’avant le remembrement. Et tout ça vous menait, au hasard des traverses, vers la vingtaine de villages et de métairies où demeuraient encore les rares survivants de l’exode rural.

    A mesure que le tracteur – un vieux McCormick- plongeait sous la voûte des chênes massifs, qui annonçaient pour bientôt ce bois des Soulaces où Papa s’était retapé une grange pour y entreposer son surplus de paille, je goûtais comme un délice le petit picotement salé qui naissait dès que la sueur se mettait à ruisseler sur les égratignures dont mes jambes étaient recouvertes à cause du chaume et plus particulièrement des mures- « ce soir, y’a une surprise ! »- qu’il m’avait, ce matin-là, demandé de ramasser. Si je me trouvais quand même incroyablement trouillard pour un gosse du cru, comme tous les mômes de mon âge, j’avais le même petit fond de sadisme. Je prenais un plaisir morbide à faire fumer les crapauds afin que leur ventre éclate comme une grosse bulle de chewing-gum. A l’abri des regards, je décanillais les nids d’hirondelles. Dès qu’il était question de saigner un agneau ou de tordre le cou à la volaille, je me présentais aussitôt pour prêter la main à mon père.

    Lorsque Papa prit l’espèce de mauvaise piste qui, sur la gauche de la route, menait à la grange, les effluves anisées du fenouil sauvage m’indiquaient que c’était mon tour de jouir du spectacle. Juché sur son perchoir de chaume, mon jeune frère avait pu profiter à loisir des jolis boutons d’or que le lotier faisait sur les minuscules prairies émaillant la départementale entre chaque virage. A présent, ma position, un peu plus à hauteur d’homme, valait bien mieux pour admirer les troncs moussus des sapins presque tous centenaires, entre lesquels s’élançaient comme des flèches quantité de chevreuils et de biches que le bruit familier du tracteur effrayait à peine.

    Papa qui comprenait assez mal le bien fondé de tirer un seul coup de feu au milieu de tant de beautés sauvages, avait clôturé d’une double rangée de fil de fer les parcelles qu’il possédait alentours. « C’est défendu ? Et après ! C’est chez moi ! » Avait-il lâché aux gendarmes, un jour que ses balles de regain s’étaient « mouillées. » Papa supportait mal ces types qui « prenaient leur pied rien qu’en enfilant leur uniforme. » Il n’était pas à proprement parler un furieux du pacifisme. Loin de là. Plutôt un ancien d’Algérie qui avait toujours refusé de prendre part aux méchouis des anciens combattants de « là-bas », parce que, nous expliquait-il – il était avare de ses mots alors ceux qui franchissaient le verrou de sa bouche sonnaient nets et catégoriques-, «  la guerre, surtout cette guerre-là, » ça ne pouvait pas donner lieu «  à des bouffes entre amis » où chacun remettait, en plus et à chaque fois, le couvert avec des récits « d’héroïsme à la noix. Et puis mince. Qu’on fasse un peu la fête après un match, surtout quand ça été une rude empoignade, ça se conçoit. Mais le rugby, quoique qu’on en dise, ça n’aura jamais rien à voir avec la guerre. Ah mais rien alors. On y récolte parfois de très vilains coups, je veux bien, mais tout ça, c’est pour rire. »

    Et oui, mon frère et moi trouvions que ce sport était particulièrement dur aux hommes, au point qu’il nous semblait tout à fait inconcevable qu’un être qui ne soit pas doté d’un courage au dessus de la moyenne puisse s’avancer aussi tranquillement que le faisait Papa, pour disputer toutes ces mêlées où les os craquaient, au bord de rompre, le tout dans cet étrange concert de souffles rauques et ces râles qu’on eut dit d’animaux éreintés, muscles usés-tendus dans l’espoir de vivre au moins jusqu’à la prochaine fois. Et rien qu’à ce titre, Papa était déjà un héros. Alors, nul doute que « là-bas », il avait du se comporter comme tel. Oui, pour nous, ça ne faisait aucun doute.

    Un soir que nous le tannions à ce sujet- nous étions nourris au westerns du mardi soir et à leur idéal simplifié- «  allez, s’il te plaît, » pour qu’il nous avoue si «  oui ou non » il avait déjà mis un homme en joue, et pourquoi pas, fait feu sur lui, et qui sait, même blessé ou tué…Papa s’était soudain fermé comme ça lui arrivait dès qu’on abordait ces « événements. » A ses yeux, de toute façon, cette grande affaire-là, l’héroïsme, « c’était, la plupart du temps, une histoire de circonstances. Une histoire qui devait beaucoup à la chance. Oui. La chance. » Pour le reste, Papa n’aimait pas trop reparler de ce qu’il avait fait « là-bas. » « Là-bas » justement «  y’avait d’autres types qui voulaient juste faire champs à part. Oh c’était sans doute un peu plus compliqué. Mais pour moi, voilà, c’est tout. Affaire classée. »

    Papa- il jouait en première ligne, couvrant, selon les besoins de l’équipe, aussi bien les postes de pilier droit que de talonneur -n’aimait pas trop non plus nous reparler de ses matchs. « Ce qui se passe sur le terrain, ça doit rester sur le terrain. » s’était-il, ce jour-là, contenté de répondre à mon jeune frère au moment de remonter sur le tracteur- un vieux McCormick donc- alors que ce dernier voulait seulement qu’il nous raconte « de l’intérieur » l’essai- un essai conclu sur la sirène et grâce à quoi le club éviterait d’ailleurs la descente d’extrême justesse- qu’il venait de marquer quelques heures auparavant. Et puis, puisque nous avions été témoins de ce que le journaliste local nomma le lendemain «  un haut fait d’armes » ce qui eut le don de l’agacer- «  mais qu’est-ce qu’ils ont tous, bon sang de bon sang, avec ces références à la guerre que de toute façon ils n’ont pas faite et, je l’espère pour eux, ne feront jamais !- de provoquer l’une de ses colères formidables dont le bistrot du village a du se souvenir longtemps, oui, puisque, mon frère et moi, nous avions vu de nos yeux vu, comment toute l’action s’était déroulée, bon dieu, à quoi bon « revenir là-dessus pendant cent sept ans. Quelle sale manie de ressasser les choses. Quelle sale manie. » Toute la semaine, il n’empêche que les gens du plateau n’ont eu que cet essai- conclu après la charge rageuse de Papa s’extirpant du maul de la dernière chance où il perdit du reste son maillot- oui, que cet essai à la bouche. Ça et « l’héroïsme » du talonneur. Ce « haut fait d’armes » qui avait donc permis à tout le plateau d’éviter la honte d’une descente en division d’honneur.

    « Dépense tes mots comme si tu dépensais les derniers jours qu’il te reste à vivre, mais dépense les pour dire des choses qui comptent et qui comptent vraiment, tu vois. » J’entends encore la phrase de Papa qui, pour toutes sortes de raisons, était déjà passé au-delà des mots. Il y avait bien longtemps qu’il savait le fond de toute l’histoire. Pourquoi les gens, dans une logique aussi tordue soit-elle, persistaient à croire qu’il leur suffirait de louer vos actions pour avoir droit à vos paroles. Oui mais non, pour lui, tout ça n’allait plus de soi, ça ne pouvait plus marcher dans ce sens là. Le soir, après que nous eûmes déchargé la remorque de paille à la grange qu’il s’était retapé vers le bois des Soulaces, je le revois encore s’affairer dans l’étroite cuisine pour la préparation du dîner- une omelette au lard et une tarte aux mures. Oui. Une tarte.- et de temps à autre il me semble qu’une larme lui glisse sur le visage. Mon jeune frère lui demande pourquoi il est triste et alors, sans rien dire, il sort sur la véranda. S’allume une cigarette, hanté par l’espace qu’il va encore devoir vivre sans jamais plus dépenser un seul mot pour la femme qu’il aime. La veille, après un match de rugby féroce à ne pas croire, pour tout le plateau il était une sorte de héros. Mais moi, tout ce que je sais, c’est que notre mère nous manque. Que pas plus à la guerre qu’au rugby, les héros n’existent. Et que Papa a sans doute raison. Tout ce qu’on n’arrive plus à dire, alors, oui, il vaut mieux le taire...