Depuis que je suis revenu dans cette ville où j’ai fini par apprendre à vivre sans tenir l’autre à distance- sur ce point, ma rencontre avec les gens du rugby fut sans doute décisive, à bien des égards - je n’ai pas pu ne pas songer à ce samedi matin d’il y a plusieurs années. Je boite bas et mon ipod m’inocule une forte dose de musique pop et il a suffi que je m’avance dans cette rue en forme d’hymne à la clarté sombre des réverbères, pour que je me souvienne. Me souvienne de ce samedi matin de janvier. Les contours de la ville sont gris. La ville où est né Marco est rose, par contre. Toujours rose. « Et les Carmes, alors, vous connaissez les gamins ? Alors-alors, vous connaissez… » Dans cette ville, Marco y a même vu le jour un autre samedi matin. Et c’était un samedi matin de novembre, quelque part vers 1960. « Tou-lou-zeu... ô Tou-lou-zeu. Ouais bon, ça, quand même, vous connaissez. Ou bien je sais plus ce qu’on vous apprend à l’école... »
Un samedi. Les nappes en papier de l’Edelweiss guettent le client d’un air mollasse. L’Edelweiss, oui alors, c’est à l’époque une brasserie kabyle qui fait comme ça un angle assez romantique, sert de point de convergence à plusieurs ruelles empruntées à travers les âges par tout un tas d’étudiantes et d’étudiants, désireux de se frotter le cuir à une version de l’existence un peu moins poussiéreuse, de se moquetter les poumons d’une autre atmosphère, autrement plus incertaine que celle qu’ils ont pu respirer jusqu’ici dans les salles de lecture des bibliothèques. L’Edelweiss, c’est un genre de brasserie, mais oui voilà, comme on n’en trouve plus que dans les souvenirs un peu menteurs d’une poignée d’ex jeunes gens modernes. Arezki, le patron, a longtemps offert le gîte et le couvert - la jorba - à Marco qui répète souvent « quiconque nourrit un homme est son maître » et en retour assure l’ouverture et le service de « L’Edel » chaque samedi, afin que son ami puisse se reposer un peu. « Y’en a plein qui m’ont tourné le dos. Je suis pas rancunier. J’ai de la mémoire, c’est tout... »
Un samedi. Le papier rouge des nappes en papier de l’Edelweiss ondule pour la brise. « Oh les gamins, vous pouvez pas fermer la porte. Ça caille ! » Marco s’agace. La nuit a été courte. Marco, oui alors, la nuit il travaille dans un cercle de jeux et il se vante parfois « de savoir y faire pour en mettre un peu à gauche. Mais, « attention les vélos, juste ce qu’y faut. Sinon gare...» Le cercle de jeux est tenu par des corses. Oui bon. Il y est entré grâce à son vieux copain Lulu, « un fidèle des galères » avec lequel il était déjà parti - ça remontait à trois ans, il me semble - chercher fortune dans les forets canadiennes. Marco, mine de rien, est un grand lecteur de Jack London. « Hé oui, vous croyez quoi les jeunes trompettes. D’abord on a lu. Ensuite on a baroudé. C’est comme ça que ça marche. » Deux ans à côtoyer les bûcherons du grand Nord. « Avec Lulu, on a bourlingué dans des endroits tellement sauvages et reculés qu’ils nous y déposaient en hélicoptère. ‘Tain de moine, on se serait cru dans un de ces films sur le Vietnam. » Lulu était laotien d’origine et c’est comme ça - les hélicoptères - le Vietnam et tout et tout- que Marco avait vite pris l’habitude de l’appeler « Viêt-Cong ». « Oui-oui, je sais les étudiants, je vous choque…On est assez loin de Jack London. Quoique…Bref, toute une compagnie de bûcherons posée, avec le barda et la bouffe pour trois semaines, dans des campements totalement inaccessibles par voies terrestres. » Lulu et Marco officiaient en qualité de « cuistots. « On faisait la tambouille en bonnet ! Par des températures à pas mettre un glaçon dehors ! Et on avait plutôt intérêt à leur servir des trucs qui tenaient à l’estomac. Sans quoi les mecs l’avaient mauvaise et, croyez-moi, c’était des inquiets, ces types. Et puis, un arbre ou juste une branche qui tombe au mauvais endroit et crac…bref, par là-haut un accident était vite arrivé. ! Et personne, à part quelques loups et ces putains de grizzli, ouais, personne pour vous venir pleurer après... »
Un samedi. Un samedi bien avant que nos nuits épousent les solitudes, la vie, la mort et d’autres banalités de cet ordre. Un matin quand la jeunesse et l’innocence gouvernaient encore. Étaient ces chansons dont le chœur attestait déjà, vous prévenait à quel point le monde s’annonçait sale et souvent bien pourri. Des éclats subtils et poétiques qui disaient : le temps n’offre jamais - jamais aucun service, ni même aucune espèce de garantie. C’étaient donc des chansons qui habitaient, à l’époque, dans des pays de plaine où le temps alors était prompt à saigner au milieu d’autres sangs. Et nous étions des étudiants un peu trop pressés d’en découdre, des gamins aussi gouapes et morveux que tous les gamins du monde. Un samedi matin quand le temps, à cet âge, c’était ce tambour qu’on frappe jusqu’à ce que nos mains empestent le caoutchouc brûlé, qu’on frappe, qu’on frappe et qu’on frappe, sans désemparer, pour couvrir les rumeurs de routine alentour. Oui. Un samedi matin qui s’était laissé dépasser dans le dernier col menant à midi.
Et ça c’est fait comme ça, Marco s’est mis à nous raconter le Canada et les forêts, à nous livrer « cousu main » sa version revisitée de Martin Eden. « Jack London, les jeunettes trompettes. Si vous avez jamais lu ça, alors, c’est simple, vous saurez jamais... » Et lorsque Marco se mettait à évoquer l’écrivain, des larmes lui gonflaient les yeux – ses yeux étaient tout étrécis. Des yeux qui avaient souvent dû faire face au soleil et au froid, sans ciller et alors bien sûr, à force de braver le monde avec un chapeau qui n’était pas toujours sur votre tête. Bien sur...- lorsque Marco évoquait - il le faisait sans le tralala verbeux et les grands airs vaguement cultivés dont nous étions coutumiers - Jack London, alors, comme si des poils de nez vous poussaient dans la lune. Oui. A notre tour on se laissait chavirer par l’émotion d’un livre dont nous ne savions presque rien.
Depuis la terrasse, je me souviens à présent qu’une fillette nous a fait coucou en reculant à contrecœur puisque ses parents – trop bien habillés pour rentrer à l’Edelweiss. Plus assez jeunes ou alors trop vieux pour venir s’esquinter le cuir aux mots de la « vraie vie », enfin à tout ce qui, dans un certain monde, bien sûr n’existe pas, n’a même jamais existé, n’existera sans doute jamais. Bref - et c’est à ce signe du destin que Marco a compris que… Mais oui qu’il était « A la louche, malheur !Oh hé les gamins, vous pourriez pas me filer un petit coup de main pour la mise en place, hein ? C’est pas que j’attende grand monde à midi mais…Le temps que j’installe la télé pour le match...»
Un samedi. Les nappes en papier rouge de l’Edelweiss ondulent dans l’attente qu’une bande de jeunes gens modernes mettent le couvert. « Oh les gamins, les couteaux c’est à gauche ! ‘tain vous avez été élevé dans un étable ou bien ? » Entre temps, Marco est monté à pas de loup - un de ces loups, animé d’un désir de maraude, comme il y en a dans les romans de Jack London ou à proximité des campements provisoires qu’occupent ces bûcherons « inquiets » du grand Nord où les hommes et les bêtes, mêmement confrontés au froid, à la faim et à la solitude, doivent bien apprendre à faire avec le respect - Marco est parti chercher la télé qui se trouve à l’étage, dans le studio attenant aux cuisines où Arezki échoue, un vendredi soir sur deux, puisque « c’est jour de paye, que le saloon est bourré jusqu’à la gueule et que les cow-boys par ici ont soif », avant de finir sa nuit en s'écroulant sur un lit de camp, sans doute un reliquat des aventures canadiennes du toulousain des Carmes. Sans doute. Certains hommes, quand ils sont encore jeunes et libres, rêvent bien de Californie.
Un samedi. Le ciel de Paris est gris. Les nappes en papier de l’Edelweiss sont rouges. A part quelques jeunes gens modernes qui n’ont pas grand-chose à faire en dépit de leurs grands airs - « vos airs de deux airs » dit Marco- de leurs grands airs préoccupés, il n’y a donc pas âme qui vive dans ce bar qui n’existe plus que dans le souvenir ici présent. Personne ? Non. Il y a Marco. Et Marco est né à « Tou-lou-zeu », quelque part vers 1960. Et Marco, le grand lecteur de Jack London, l’aventurier jovial et anonyme passé du froid bourru du grand Nord à la moiteur crapule d’un cercle de jeux corse, vient de réussir le sacré tour de force de descendre la télé et tout ça sans réveiller son ami Arezki. « Z ‘avez vu un peu le coup, hé-hé, les jeunes trompettes !! Pile-poil Pinuche dirait Viêt-Cong. Pardon…Lulu. » Oui et Marco refuse, catégorique, de nous servir du café. « Là, les gamins, faudrait voir à accélérer un peu le réveil musculaire, hein. Le match commence dans moins de deux heures. Oh fini de rigoler, là c’est sérieux, c’est Tou-lou-zeu qui joue. Le stade, ‘tain, qui dispute la première finale européenne de l’histoire...à compter de maintenant, allez zou bombez ! Je sers plus que des boissons pour adultes ! »
Un samedi. Dans le poste, « un ITT Oceanic. Me suis pas foutu de votre gueule, les jeunes trompettes, hein ! » ça y est, Marco ne voit plus que du rouge et du noir. Le rouge et noir de " Tou-lou-zeu. " Et les jeunes gens modernes ne comprennent pas grand-chose à ce qui se trame sous leurs yeux. Le rugby, autant dire une étrange partie d’échecs jouée à toute allure par des gaillards prêts à mourir sur l’herbe grasse pour un autre rêve fou d’aventure, le dos cassé et la bouche ouverte, un truc jamais vu avant, oui, tout ça leur semble si beau, si épique mais tellement complexe. Et alors Marco, le Jack London des bords de la Garonne échoué derrière le comptoir parisien d’une brasserie Kabyle, Marco et son sourire large-large qui s’agitait dans le matin avec des façons de petit singe rapide, un sourire qui sonnait toujours juste comme eût dit un jazzman, son sourire qui était sa plus belle façon de vous tendre la main, oui Marco, alors, leur explique...