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Plateau

« Dépense tes mots comme si tu dépensais les derniers jours qu’il te reste à vivre, mais dépense les pour dire des choses qui comptent et qui comptent vraiment, tu vois. Dépense-les, pour, par exemple, dire un tas de jolies choses à la femme que tu aimes. La première fois que tu la verras, tu sauras. » Avant qu’il ne remonte sur le tracteur, Papa venait de donner ce conseil- le seul qu’il lui donnât jamais- à mon jeune frère. Mon jeune frère qui aurait tant aimé que Papa lui « raconte de l’intérieur » - j’avais du glaner cette formule dans je ne sais plus quel livre et il me l’avait empruntée aussi sec- ce fameux essai qu’il avait marqué la veille, lorsqu’il jouait encore pour l’équipe du plateau. Nous étions au seuil de l’adolescence et notre mère nous manquait. Dans mon souvenir, Papa faisait du mieux qu’il pouvait. Nous élevait à la dure mais en s’efforçant de rester juste en toute circonstance. Et s’il était taiseux – bien souvent, lorsqu’il parlait, c’était pour vous expliquer pourquoi, justement, il ne parlerait pas-, à l’inverse de beaucoup d’autres gamins du plateau, au moins les images du père fouettard ne nous hantaient-elles pas. Il devait courir partout sans désemparer. Il y avait la ferme. Les bêtes. Les comptes d’une exploitation qui lui donnaient bien du fil à retordre. Mais je me souviens de ces repas du soir où il mettait un point d’honneur à nous « servir comme des petits princes. » - sa façon à lui de compenser, oui sans doute, les tendresses minuscules d’une mère absente depuis trop longtemps- avant de sortir sur la véranda fumer une cigarette, l’air d’un vieux lion fatigué qui se tient au bord de l’ombre, en caressant du regard la vue qu’on avait d’ici sur tout le plateau.

C’était le genre de plateau planté à plus de mille mètres d’altitude. Un Vercors miniature, quelque part entre les vallées viticoles des Corbières et les premiers contreforts pyrénéens. Encerclé par des forets profondes et touffues. Une combinaison mystérieuse de hautes plaines grasses à souhait et de petites montagnes aux pentes ouvertes à tous les désirs d’aventure. Un patchwork rural interrompu, ici et là, par des plantations de sapins qui donnaient à l’ensemble du paysage une touche rafraîchissante. Un lacis de chemins de terre datant d’avant le remembrement. Et tout ça vous menait, au hasard des traverses, vers la vingtaine de villages et de métairies où demeuraient encore les rares survivants de l’exode rural.

A mesure que le tracteur – un vieux McCormick- plongeait sous la voûte des chênes massifs, qui annonçaient pour bientôt ce bois des Soulaces où Papa s’était retapé une grange pour y entreposer son surplus de paille, je goûtais comme un délice le petit picotement salé qui naissait dès que la sueur se mettait à ruisseler sur les égratignures dont mes jambes étaient recouvertes à cause du chaume et plus particulièrement des mures- « ce soir, y’a une surprise ! »- qu’il m’avait, ce matin-là, demandé de ramasser. Si je me trouvais quand même incroyablement trouillard pour un gosse du cru, comme tous les mômes de mon âge, j’avais le même petit fond de sadisme. Je prenais un plaisir morbide à faire fumer les crapauds afin que leur ventre éclate comme une grosse bulle de chewing-gum. A l’abri des regards, je décanillais les nids d’hirondelles. Dès qu’il était question de saigner un agneau ou de tordre le cou à la volaille, je me présentais aussitôt pour prêter la main à mon père.

Lorsque Papa prit l’espèce de mauvaise piste qui, sur la gauche de la route, menait à la grange, les effluves anisées du fenouil sauvage m’indiquaient que c’était mon tour de jouir du spectacle. Juché sur son perchoir de chaume, mon jeune frère avait pu profiter à loisir des jolis boutons d’or que le lotier faisait sur les minuscules prairies émaillant la départementale entre chaque virage. A présent, ma position, un peu plus à hauteur d’homme, valait bien mieux pour admirer les troncs moussus des sapins presque tous centenaires, entre lesquels s’élançaient comme des flèches quantité de chevreuils et de biches que le bruit familier du tracteur effrayait à peine.

Papa qui comprenait assez mal le bien fondé de tirer un seul coup de feu au milieu de tant de beautés sauvages, avait clôturé d’une double rangée de fil de fer les parcelles qu’il possédait alentours. « C’est défendu ? Et après ! C’est chez moi ! » Avait-il lâché aux gendarmes, un jour que ses balles de regain s’étaient « mouillées. » Papa supportait mal ces types qui « prenaient leur pied rien qu’en enfilant leur uniforme. » Il n’était pas à proprement parler un furieux du pacifisme. Loin de là. Plutôt un ancien d’Algérie qui avait toujours refusé de prendre part aux méchouis des anciens combattants de « là-bas », parce que, nous expliquait-il – il était avare de ses mots alors ceux qui franchissaient le verrou de sa bouche sonnaient nets et catégoriques-, «  la guerre, surtout cette guerre-là, » ça ne pouvait pas donner lieu «  à des bouffes entre amis » où chacun remettait, en plus et à chaque fois, le couvert avec des récits « d’héroïsme à la noix. Et puis mince. Qu’on fasse un peu la fête après un match, surtout quand ça été une rude empoignade, ça se conçoit. Mais le rugby, quoique qu’on en dise, ça n’aura jamais rien à voir avec la guerre. Ah mais rien alors. On y récolte parfois de très vilains coups, je veux bien, mais tout ça, c’est pour rire. »

Et oui, mon frère et moi trouvions que ce sport était particulièrement dur aux hommes, au point qu’il nous semblait tout à fait inconcevable qu’un être qui ne soit pas doté d’un courage au dessus de la moyenne puisse s’avancer aussi tranquillement que le faisait Papa, pour disputer toutes ces mêlées où les os craquaient, au bord de rompre, le tout dans cet étrange concert de souffles rauques et ces râles qu’on eut dit d’animaux éreintés, muscles usés-tendus dans l’espoir de vivre au moins jusqu’à la prochaine fois. Et rien qu’à ce titre, Papa était déjà un héros. Alors, nul doute que « là-bas », il avait du se comporter comme tel. Oui, pour nous, ça ne faisait aucun doute.

Un soir que nous le tannions à ce sujet- nous étions nourris au westerns du mardi soir et à leur idéal simplifié- «  allez, s’il te plaît, » pour qu’il nous avoue si «  oui ou non » il avait déjà mis un homme en joue, et pourquoi pas, fait feu sur lui, et qui sait, même blessé ou tué…Papa s’était soudain fermé comme ça lui arrivait dès qu’on abordait ces « événements. » A ses yeux, de toute façon, cette grande affaire-là, l’héroïsme, « c’était, la plupart du temps, une histoire de circonstances. Une histoire qui devait beaucoup à la chance. Oui. La chance. » Pour le reste, Papa n’aimait pas trop reparler de ce qu’il avait fait « là-bas. » « Là-bas » justement «  y’avait d’autres types qui voulaient juste faire champs à part. Oh c’était sans doute un peu plus compliqué. Mais pour moi, voilà, c’est tout. Affaire classée. »

Papa- il jouait en première ligne, couvrant, selon les besoins de l’équipe, aussi bien les postes de pilier droit que de talonneur -n’aimait pas trop non plus nous reparler de ses matchs. « Ce qui se passe sur le terrain, ça doit rester sur le terrain. » s’était-il, ce jour-là, contenté de répondre à mon jeune frère au moment de remonter sur le tracteur- un vieux McCormick donc- alors que ce dernier voulait seulement qu’il nous raconte « de l’intérieur » l’essai- un essai conclu sur la sirène et grâce à quoi le club éviterait d’ailleurs la descente d’extrême justesse- qu’il venait de marquer quelques heures auparavant. Et puis, puisque nous avions été témoins de ce que le journaliste local nomma le lendemain «  un haut fait d’armes » ce qui eut le don de l’agacer- «  mais qu’est-ce qu’ils ont tous, bon sang de bon sang, avec ces références à la guerre que de toute façon ils n’ont pas faite et, je l’espère pour eux, ne feront jamais !- de provoquer l’une de ses colères formidables dont le bistrot du village a du se souvenir longtemps, oui, puisque, mon frère et moi, nous avions vu de nos yeux vu, comment toute l’action s’était déroulée, bon dieu, à quoi bon « revenir là-dessus pendant cent sept ans. Quelle sale manie de ressasser les choses. Quelle sale manie. » Toute la semaine, il n’empêche que les gens du plateau n’ont eu que cet essai- conclu après la charge rageuse de Papa s’extirpant du maul de la dernière chance où il perdit du reste son maillot- oui, que cet essai à la bouche. Ça et « l’héroïsme » du talonneur. Ce « haut fait d’armes » qui avait donc permis à tout le plateau d’éviter la honte d’une descente en division d’honneur.

« Dépense tes mots comme si tu dépensais les derniers jours qu’il te reste à vivre, mais dépense les pour dire des choses qui comptent et qui comptent vraiment, tu vois. » J’entends encore la phrase de Papa qui, pour toutes sortes de raisons, était déjà passé au-delà des mots. Il y avait bien longtemps qu’il savait le fond de toute l’histoire. Pourquoi les gens, dans une logique aussi tordue soit-elle, persistaient à croire qu’il leur suffirait de louer vos actions pour avoir droit à vos paroles. Oui mais non, pour lui, tout ça n’allait plus de soi, ça ne pouvait plus marcher dans ce sens là. Le soir, après que nous eûmes déchargé la remorque de paille à la grange qu’il s’était retapé vers le bois des Soulaces, je le revois encore s’affairer dans l’étroite cuisine pour la préparation du dîner- une omelette au lard et une tarte aux mures. Oui. Une tarte.- et de temps à autre il me semble qu’une larme lui glisse sur le visage. Mon jeune frère lui demande pourquoi il est triste et alors, sans rien dire, il sort sur la véranda. S’allume une cigarette, hanté par l’espace qu’il va encore devoir vivre sans jamais plus dépenser un seul mot pour la femme qu’il aime. La veille, après un match de rugby féroce à ne pas croire, pour tout le plateau il était une sorte de héros. Mais moi, tout ce que je sais, c’est que notre mère nous manque. Que pas plus à la guerre qu’au rugby, les héros n’existent. Et que Papa a sans doute raison. Tout ce qu’on n’arrive plus à dire, alors, oui, il vaut mieux le taire...

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