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Du rugby et des histoires... - Page 9

  • Demain, promis, j’arrête de trembler

     " ...être heureux, ça prend du temps, vous savez… » Et je revois le sourire crispé de cet ancien journaliste qui rédige sur un bout de nappe- « une manière comme une autre d’amortir la chute interminable qui commence le jour où vous tombez en retraite » - les résumés de match pour le journal du club. Il y en a certains, ici, certains dont la bouche sent le foie malade, le ragot et l’aigre, oui, il y en a certains pour oser prétendre que s’il a accepté de le faire, c’est uniquement parce qu’il « se bourre la gueule à nos frais.» Mais je l’ai toujours vu régler la note. Se tenir au comptoir comme autour de la main courante. Lucide. Toujours. Et surtout, à l’écoute. Et lui, au moins, je ne l’ai jamais surpris au point où d’autres s’abaissent avec complaisance en dessous d’une certaine hauteur d’humanité. Oui, je revois le sourire de cet ancien journaliste que tous ces on dit laissent de marbre. « Voyez-vous, jeune homme, « celui qui rend service doit se taire ; c’est à celui qui l’a reçu de parler. » Et ça, bien sûr, c’est de Sénèque. Connaissez-vous Sénèque ? Vous savez…Les gens parlent et ça les maintient en vie. Plus ils parlent et plus, au fond, ils espèrent que quelqu’un leur réponde. Mais le grand jeu de questions- réponses à quoi se résument parfois nos maigres existences, croyez-moi, c’est comme vivre, à la longue ça fatigue. »

    Et il a ce sourire de vieux tailleur de pierre à qui on ne la fait plus, au moment où il lève son verre vers le mien et alors, quand ses mains se mettent à trembler, me revient la remarque de notre entraîneur. « Lui, je l’adore, mais y vaudrait mieux pour tout le monde qu’il arrête de boire. » Le soir bascule sur l’autre versant du monde. C’est l’heure où les « gros » repartent, quelques packs de bière à la main, s’isoler dans un coin moite du club-house. Le match est joué-perdu depuis longtemps et sans doute ressentent-ils le besoin de s’inoculer encore un peu de cette semence amère au creux des reins. C’est leur façon à eux, m’a-t-il expliqué un jour, leur façon à eux de se dire «  ces choses » qui restent aussi mystérieuses que les sortilèges de la langue basque et c’est là- bas, à l’abri pudique des regards, qu’ils s’enchaînent à l’amour du combat- ce moment à part où les voix enfin se taisent, où les cœurs à nouveau se tendent- par les liens particuliers de la sagesse qui les unit depuis que ce jeu existe. Et ça fait si longtemps qu’il existe. Longtemps que les gens y jouent. Qu’ils ne souhaitent rien d’autre que ça. Jouer, c’est tout. Sans justification.

    Éparpillés autour d’un reste fumant de côtelettes, une poignée nettement plus joyeuse de trois-quarts, préfère oublier tous ces ballons vomis à la lisière de leurs empreintes digitales. Et dans l’ennui d’une fin de troisième mi-temps qui s’éternise, leurs mains se tordent dans l’impatience qu’ils ont d’aller voir, mais surtout loin d’ici, s’il serait encore possible de prendre quelques dupes au piège de leurs charmes. Je sais bien qu’ils m’attendent mais d’un léger hochement de tête, j’indique que ce soir, non, désolé, les gars, ce sera sans moi. Ce soir, et ce soir peut-être plus encore que chaque soir de défaite, j’ai un gout de crépuscule dans la bouche.

    Le vieux journaliste s’absente pudiquement « pour rhabiller le gamin », comme je réponds à quelque sms avec trois semaines de retard et notre entraîneur en profite pour me glisser à l’oreille que «  je ferais mieux de lâcher l’affaire. Il est mur, Papy. Y va te saouler avec ces histoires. » Mais si justement, j’avais envie d’en écouter, moi, des histoires ? Oui, et si, justement, j’avais choisi de rechausser les crampons parce que dans la vie - cette foutue vie où tout n’est souvent que recherche d’approbation, complexes d’infériorité ou de supériorité, concours ineptes aux enjeux abscons, évaluations de fourmis en quête d’un peu d’ombre, flot désespérant d’images qui passent et repassent en boucle jusqu’à la satiété du spectacle-, oui, et si, justement, j’étais en manque d’histoires dignes de ce nom ? Et si le rugby, plus qu’un sport de voyou et patata, mieux qu’une affaire de gentlemen en culotte courtes en mal de lever de coude et patati, n’avait jamais été que le plus grand fournisseur officieux de ces petites fictions ordinaires, dont la poésie délirante et l’humour à froid ont toujours fait mon régal ?

    Oui, moi, ce soir-là, j’avais envie qu’il m’en raconte, justement, des histoires, ce vieux journaliste. Alors voilà. A nouveau il a levé son verre vers le mien, ajoutant avec un clin d’œil plein de malice « Demain, promis, j’arrête de trembler» et puis il m’a regardé avec tendresse, guettant la seconde propice, l’instant où le silence allait s’écarter pour laisser passer sa voix. Et puis, comme il a du sentir que la nuit était prête à nous ménager un bel intervalle par où l’on accéderait à cette « gratuité intime de l’existence » - « et ça c’est de Francis Ponge. Connaissez-vous Francis Ponge ? » - alors il s’est mis à me parler, comme on se parle – et comme on se parlera longtemps- entre quatre-z-yeux au beurre doux et trois oreilles en chou-fleur - j’ignore encore pourquoi il a voulu revenir là-dessus et pourquoi avec moi-, il s’est mis à me parler de ce vendredi d’il était une fois dans sa jeunesse, ce vendredi précédant le premier match de rugby qu’il s’apprêtait à couvrir pour un grand quotidien local. Je l’entends encore d’ici…

  • La zone grise

    « Au premier rond- point, tourner à droite, puis, au rond-point suivant, aller tout droit… » J’ai toujours trouvé un peu étrange cette voix de machine serviable que les enfants ont sélectionnée dans le menu du GPS. Une voix sournoise qui me rappelle celle de Hal, l’ordinateur meurtrier dans le film de Kubrick « 2001 l’Odyssée de l’espace. »

    « A 1 Km, prendre la première à droite… » Il y a deux heures que j’ai quitté la maison. Encore plus nerveux que d’habitude. Les jours de match, de toute façon, j’ai toujours eu les nerfs à vif. Et puis, cette fois, je tenais à arriver avec un peu d’avance sur l’horaire habituel de notre rendez-vous. 11h. La nuit dernière a été courte. Qu’est-ce qui m’a pris de t’entraîner sur les bords de la rivière, près du petit abri de pécheur où, un soir du mois d’août, la veille de tes quinze ans, on s’était juré de faire « quelque chose dans la vie. » Parce que l’adolescence, tu disais, on avait fait un peu le tour de la question. L’adolescence…

    l’été, dans cette petite ville de province, et les copains « plus chanceux » quasiment tous exilés en bord de mer…L’entraînement ne reprenait qu’en septembre…L’ adolescence… rien qu’une saison morte où deux gamins pas très causants s’amusaient, en attendant que ça passe, à dévaler la grand rue de nuit, sans frein et sans phare. L’adolescence…et sous les tilleuls du boulodrome, avant que nos grands-mères ne décrètent le couvre feu- c’était presque toujours avant minuit, à l’exception des dimanches soirs, quand sous la promesse arrachée par la ruse de leur servir de cavalier, le temps de trois ou quatre valses, elles finissaient par accepter de nous conduire à la fête – la tienne roulait dans une 4l hors d’ âge et toujours son vieux chat noir roulé en boule sur les genoux- où, neuf fois sur dix, elles devraient une fois de plus s’en remettre à la bonne volonté des veufs de fraîche date…tous ces bals populaires servaient aussi d’ultime refuge pour les esseulés - …et sous les tilleuls du boulodrome, alors, tu clamais, l’ivresse au bord des lèvres, ton envie d’arracher la fille du docteur Siffre- ah cette chipie de poche qui nous faisait battre le cœur- des bras du fils de l’épicier, ce sale petit maigrichon chialard qui sentait la soupe, tu disais…Mais comme ni toi ni moi n’avions de mobylette…L’adolescence…et l’ennui nous tourmentait tellement que, vers la fin, on s’était même remis à faire fumer les crapauds…Qu’est-ce qui m’a pris, hier soir, de t’entraîner à nouveau sur les bords de la rivière…

    « Roulez vers l’Est pendant sept kilomètres… » En remontant la grand rue, soudain j’ai eu l’impression de marcher dans une ville où je n’avais plus rien à faire. Des maisons délabrées promises sous peu à l’indivision. Des commerces fermés pour toujours derrière d’épaisses portes. Des portes lourdes et lentes. Juste avant d’arriver au Palace, j’ai aperçu une forme animale, là-bas, au milieu des champs. Oui, un chat noir, au loin. Il était à des distances incroyables des premières habitations. Le proprio du Palace achevait de balayer sa terrasse et, alors que j’allais franchir le seuil - j’avais déjà la main sur la porte. Une main moite - j’ai eu envie d’en avoir le cœur…Je me suis retourné comme un perdu, mais plus rien. Juste une perspective uniforme qui se déroulait devant vous, celle d’un paysage désolé. Des champs déserts, figés sous le givre. Et là-dessus le vent soulevait des poussières froides. Le chat avait disparu. Peut-être qu’en me retournant j’avais espéré qu’un autre souvenir ait pu se superposer entre temps à la vision du chat noir de ta grand-mère…oui, j’espérais sans doute que la vieille 4l déboucherait à nouveau aux quatre chemins. Et que nous serions dimanche…Mais il y a bien longtemps que les bals du dimanches soirs n’attirent plus les gamins en mal d’adolescence…

    « Au troisième rond-point… » La nuit a été plutôt courte mais lorsque tu m’as dit, c’était au moment où je t’aidais à sortir de la voiture, « mon vieux, laisse tomber, la vie ne sauve pas les perdants », oui, j’aurais pu me douter que…J’ai quand même fini par entrer au Palace. Besoin urgent d’un café. Envie pressante de parcourir les pages sportives. De lire ce qui se racontait à propos de la rencontre où je me faisais une joie de t’emmener. J’y ai croisé le soigneur de l’équipe, furieux et en retard, parce que sa femme avait oublié de remettre sa patte de lapin porte bonheur dans sa sacoche « Elle trouvait que ça commençait à sentir la bête, alors tu penses, l’a du se mettre en tête de la laver ou je sais pas…Va-t-en y comprendre quelque chose… », sa patte de lapin « qu’il faisait toujours suivre » les jours de match. « L’ennui, tu vois, c’est qu’elle est partie chez sa mère avec les petites…»

    Nous avions rendez-vous pour 11h, mais cette fois, je voulais arriver avec un peu d’avance. Nous avons toujours rendez-vous pour 11h et à chaque fois, je t’attends sans t’attendre. C’est presque comme si la même séquence se rejouait à l’infini. « Y viendra pas. Te fatigue pas. Il te fait le coup tous les samedis soirs et toi tu fonces…. » Le proprio du Palace me faisait encore la leçon. « Enfin, après ce qui lui est arrivé, mets-toi un peu à sa place ! T’aurais envie d’aller voir un match, toi ?! Avec un pote de jeunesse. Un mec avec qui t’as joué, en plus… » Oui, j’avais l’impression de revivre la même scène…

    « Dans deux km, tournez à gauche, puis prenez la sortie, puis… » Je ne sais pas pourquoi- ça c’est fait comme ça-, en sortant du Palace, il était presque midi passé, et quand je suis monté dans ma voiture, machinalement j’ai enclenché le GPS. Un réflexe ? Oui, voilà. Un réflexe. La route du stade, bien sur, je la connais par cœur. Bien sur. Au milieu de cette campagne ensevelie sous une épaisse brume, j’avais sans doute besoin d’une présence. Le sentiment que quelqu’un est là, assis sur le siège passager, oui, que quelqu’un est là, quelqu’un qui vous comprend…

    « Sortez puis tourner à droite. Sortez puis tournez à droite… » Mais bon dieu, qu’est-ce qui m’a pris, la nuit dernière, de t’entraîner à nouveau sur les bords de cette rivière maudite. Et quelle mouche peut bien me piquer, tous ces samedis soirs de trop, quand j’espère encore te convaincre de m’accompagner au match. Il arrive dans la vie, dans ces moments fatidiques, que quelque chose vous repousse dans la zone grise et rien ni personne ne peut vous aider à en sortir…

    J’ai roulé longtemps. Je suis même passé devant le stade, ce stade champêtre où les deux gamins pas du genre causant que nous étions, ont enfin trouvé à qui parler et c’est aussi pour ça que, toi et moi, on a tant aimé ce jeu, n’est-ce pas... Parce qu’il nous a permis de grandir à notre main. J’ai roulé longtemps et la voix du GPS s’est vraiment mise à ressembler à celle de l’ordinateur meurtrier de « 2001 l’Odyssée de l’espace ». Une voix en apparence paisible. Une voix sournoise qui devenait presque menaçante à présent que je me foutais éperdument de ses instructions. J’ai roulé jusqu’à ce virage de malheur où ils ont fini par découvrir la carcasse broyée de la 4L - tu rentrais d’une troisième mi-temps pas plus arrosée qu’une autre- et , un peu plus loin, ton corps en charpie - la voiture a du déraper sur une plaque de verglas. A du faire plusieurs tonneaux avant d’aller s’écraser plus bas- la jambe droite sectionnée au niveau du genou….

  • Le fin mot de l’histoire

    Après un dernier virage, le tracteur convoqua tout ce qu’il lui restait encore sous le capot pour maillocher avec un raidillon sévère. Six longues minutes. Interminables. Et comme ça, le moteur fumant comme un grand-père, jusqu’à ce petit coude situé sur la gauche de la route où un chemin de terre, tout juste praticable, abrégea momentanément les souffrances de la pauvre machine. Au bout d’une cinquantaine de mètres, le chemin débouchait sur un pré étonnamment plat. Un champ de trèfle suspendu entre les premiers sommets, toujours enneigés par endroit, et un paysage de hautes plaines sur lequel on avait d’ici une vue panoramique. C’était donc là, au milieu de ces beautés naturelles, en fin de compte pas plus remarquables que d’autres, c’était donc là que "le Vieux " se terrait depuis si longtemps.

    En léger contrebas, un plateau de moyenne montagne. Tout autour, un collier de chênes hérissés en collines assez abruptes tentait d’étrangler les perspectives. Leur ombre basculait au crépuscule sur un ensemble de champs entrecoupés de plantations de sapins. Quelques taches luisantes comme de la suie trahissaient la présence discrète de villages minuscules. Quand la brume s’étirait encore sur les champs, on se sentait flotter dans la fraîcheur de l’aube nouvelle et le vent révélait parfois l’odeur sucreuse du regain. Au mois d’août, il était possible d’y surprendre quelques cailles. Ce matin-là, " le Vieux " avait promis de conduire Gilles jusqu’à cette prairie de sauge où elles avaient pris l’habitude de venir nicher. La veille, il avait déjà été question de « lui enseigner quelques coins à cèpes. » Mais plus tard. Oui. Plus tard. Quand il aurait le temps. Mais " le Vieux " n’avait déjà plus beaucoup de temps. Cinq jours que Gilles partageait le quotidien de l’ancien capitaine aux soixante sélections, disparu du jour au lendemain - il y avait près de quarante ans - sans laisser d’adresse et le jeune homme avait compris l’essentiel. Par ici, chaque matin devait se contenter de rêver le suivant.

    Dans ce champ, Gilles crevait de soif. La sueur lui poissait les mèches sur le front pire qu’un papier tue-mouche qui aurait intercepté toutes les particules - poussières d’herbe sèche, insectes occis par tout ce soleil toxique - peinant à s’extraire de cette atmosphère de plomb avec des efforts désespérés de nageur au ralenti dans l’eau lourde. A la descente du tracteur, son regard s’était, par réflexe, porté sur les balles d’herbe ordonnées en une litanie de petits tas comportant cinq unités chacun. L’organisation lui semblait des plus pointilleuses. Une manière de pointillisme paysan qui en disait assez long sur la forme obtuse que ne manquerait pas de prendre le reste de la journée. Pourtant, Gilles s’estimait privilégié. Oui….

    Au moment d’entreprendre sa quête, il était à cent lieues de s’imaginer qu’il pourrait jouir de ce genre d’intimité. Tout au plus espérait-il vivre une aventure. Oui. Enfin une aventure. Une vraie. Le genre d’expédition mûrement fantasmée dans sa jeunesse et qui lui avait donné envie de faire ce drôle de métier. Au début, il trépignait à l’idée de toutes ces rencontres - la magie de la rencontre, n’était-ce pas la seule raison de vivre de ceux qui embrassaient la carrière ? - toutes ces rencontres qui n’attendaient plus que lui. Mais personne ne vous attendait. Parce que l’époque était provisoirement ce qu’elle était, l’essentiel de ses activités avait vite pris un tour ambigu. Jusqu’alors, le métier se résumait pour lui à commenter un tas de matchs sur écran plat, quand il ne s’agissait pas de tenir la petite comptabilité morne des transferts en cours. Et puisqu’il était jeune, il lui semblait impossible de se résigner à ça. Peine perdue que cette façon de vivre. Gilles  avait pris une décision : il n’allait plus se contenter de faire là on lui disait de faire. Enfin quoi, il n’était pas qu’un rédacteur parmi tant d’autres. Il était journaliste. A lui d’inventer la matière de ses rêves. Il lui restait quelques semaines de vacances à prendre et voilà qui tombait bien. Depuis quelques temps, une idée lui trottait dans la tête.

    Lui, le petit scribouillard de compte rendu pour tablettes, allait retrouver la trace de l’ancien capitaine qu’aucun journaliste n’avait pu approcher, de près comme de loin, depuis qu’il s’était retiré du monde. Ne voulait plus entendre parler de rugby. Encore moins du reste. La région où il s’était installé, une zone de montagnes et de petites vallées obscures reliées entre elles par un lacis complexe de sentiers et de routes creusées à flanc de roches, à force on l’avait localisée. Oui mais voilà. Depuis bientôt trente ans, on ne comptait plus le nombre de confrères, et parmi eux les plus fins limiers accourus des quatre coins de la planète, qui s’étaient tous, alors même qu’ils pensaient toucher au but, tous plus ou moins cassés les dents sur une sorte d’omerta générale. Par ici, sans doute parce que l’homme forçait le respect, avait d’emblée su faire corps avec la forme du pays, oui, par ici aucun n’était prêt à trahir son étrange vœu de silence. Était-ce, aussi et surtout, qu’ils avaient appris à le craindre ? Entrait-il dans cette histoire une forme de superstition ? Non. Il y avait autre chose.

    «Ne te fais aucune illusion, l’avait prévenu un confrère qui avait passé l’essentiel de sa vie dans la chronique sportive et attendait simplement la fin avec sagesse. Personne ne voudra te parler. Après s’être tous murés dans le silence, si tu insistes et reviens malgré tout à la charge, ils finiront par te mener en bateau, ça oui. Longtemps. Se montreront soudain sous un jour plus aimable et ils savent très bien l’être dès qu’il s’agit de faire monter un peu la sauce. C’est leur façon de te raconter une histoire et les secrets, ils le savent, sont à l’origine de toutes les bonnes histoires. Alors ils te lanceront sur des fausses pistes, car ça les amuse. Un soir, l’un d’eux promettra même de te conduire jusqu’à lui et souvent après t’avoir fait poireauter des plombes dans la neige ou en plein soleil. Ils vont jouer avec toi jusqu’à te faire croire que tu es le maillon essentiel de leur histoire. Jusqu’à user ta patience. Ce peuple des montagnes est assez fort pour ça, tu sais. Avec le temps, celui qu’ils appellent " le Vieux " est devenu l’attraction numéro un, par-là-bas. Une attraction d’un genre particulier, puisque il s’agit d’une attraction invisible. Sans ce secret qui l’entoure, tout le château de cartes s’écroule, tu vois ? S’ils le trahissaient, j’ai fini par le comprendre à mes dépens, ils auraient trop peur de perdre une partie de leur âme. »

    Gilles avait pourtant décidé de passer outre ses mises en garde, et avec ce mélange d’entêtement naïf et d’empathie sincère, tout ça qui avait pas mal désarçonné la population locale, il avait, somme toute assez facilement, réussi tout d’abord à se faire accepter d’elle, avant d’entrevoir cette chose essentielle : ici, et sans doute plus qu’ailleurs, il semblait que tout se passait dans le silence. Au lieu de perdre son temps à vouloir coûte que coûte forcer le verrou de la parole - tant d’autres avant lui avaient dû s’échiner à le faire. Pour ensuite recouper les bribes d’indices recueillis, ça et là, en écumant tous les bars de la région que le bon dieu avait bien voulu mettre sur leur route. Gilles supposait d’ici tous les numéros de sourde oreille devant une kyrielle de café calva. Les parties de poker menteur, bien sûr toutes perdues d’avance, âprement disputées à l’heure de l’apéritif. Et, qui sait, les salves de chevrotine ou le molosse qui vous dégringolent dessus en signe de bienvenue - oui, au lieu de perdre son temps avec ça, il avait décidé de se fondre sans bruit dans le paysage et d’attendre, dans la position du tireur couché, ce moment où le silence se brise. Comme ça. De lui-même.

    Gilles avait le moral dans les chaussettes et plus qu’une paire de rechange. Trois semaines - ce reliquat de congés qui se réduisait comme peau de chagrin - à traquer un fantôme. Trois semaines et il fallait se rendre à l’évidence : le jeune homme n’avait tout simplement pas réussi là où tout le monde avait échoué. Voilà tout. C’est alors qu’au moment de remonter dans sa vieille Ford, un teuf-teuf fracassant se mit à fendre le silence du mois d’août…

    « Alors finalement, vous m’avez trouvé » s’était contenté de dire " Le Vieux ", comme Gilles s’avançait, un peu mal à l’aise, vers l’ermite. « Il fallait bien que ça arrive. C’est sans doute le bon moment, j’imagine. Je suis malade. Je n’en ai plus pour très longtemps. Alors, faites ce que vous êtes venu faire. Mais je vous préviens. Vous pouvez poser toutes les questions que vous voulez, je ne répondrai à aucune. Je peux même vous héberger quelques jours, si le cœur vous en dit »   Ne poser aucune question, puisque. Mais l’observer vivre, ah mais rien que ça… Gilles avait bien sûr accepté le compromis. Bien sûr.

    « Vous savez, j’ai eu droit à la plus belle mort du sportif à laquelle on puisse rêver et il me semble que les morts ne sont pas là pour être aimés » avait lâché le Vieux, qui s’était rembruni, le regard triste tourné vers la fenêtre. C’était un peu plus tard, ce matin-là, au moment où il tendait au jeune journaliste un grand bol de café au lait. « Vous nous quittez demain, c’est bien ça ? J’imagine qu’à présent vous avez tout ce qu’il vous faut pour me tirer le portrait, n’est-ce pas ? »

    Cinq jours à dormir sous le même toit, à travailler à ses côtés, à partager l’unique repas du soir, souvent frugal d’ailleurs - comment expliquer autrement l’ossature de cet ascète de soixante et quinze ans dont rien n’indiquait qu’il quitterait bientôt ce monde. Mais il avait peut-être menti, délibérément….- mais oui, Gilles avait bel et bien matière à écrire un papier au long cours, cet article impossible que tous ses confrères à travers les âges lui envieraient bientôt. « Les gens comme vous, je suppose que dans le fond rien n’a tellement changé, adorent diviser les gens comme moi entre taiseux et bons clients. « Bons clients », c’est bien comme ça que vous dites ? J’ai, disons, toujours voulu éviter d’aller dans leur sens. Mais ce n’est pas facile. Ni pour vous, ni pour moi. Vous m’avez donc regardé vivre et quelques détails ont dû vous frapper. Qu’avez-vous fini par apprendre sur mon compte ? Que je ne ferme jamais la porte quand je vais au cabinet ? Que j’ai, même si je fais en sorte de le dissimuler, une peur bleue de l’orage ? J’aurais pu vous faire part de mon ressenti sur le rugby actuel. C’est vrai, j’aurais pu, vous m’êtes plutôt sympathique. Et pour en dire quoi ? Qu’il est devenu trop ceci, à mon gout. Et plus assez cela. Et je n’aurais fait que parler de moi en faisant mine de m’intéresser aux autres. On en revient toujours à ça, enfin, il me semble. A cette chose hideuse…La nostalgie. J’aurais pu vous fournir une explication clé en main, revenir sur les motifs profonds qui m’ont poussés à vivre comme je vis, en usant de tous ces demis mensonges qui suffisent à rendre les choses plus honorables. Mais ça sert à quoi de parler quand personne n’écoute ? Vous aurez beau dire, jeune homme, mais c’est une idée précise qui vous a amené jusqu’à moi. Des fantasmes. Une intuition. Des…appelez-ça comme vous vous voulez…Mais oui, vous êtes venu ici pour vérifier quelque chose, comme tous les gens qui voyagent. Croyez-moi…Il est impossible de lire dans l’esprit des gens. La vie serait impossible sinon…»

    Une heure que Gilles s’esquintait le dos en chargeant les balles de trèfle sur la remorque du " Vieux. " Dès la première prise - même un citadin comme lui avait bien senti que quelque chose clochait- oui, il s’était rendu compte que le manche de la fourche était un poil trop court. « Non, pas comme ça….le manche, appuyez-le sur votre cuisse et puis fléchissez les genoux…vous auriez fait un piètre seconde ligne…», s’était gentiment moqué  " le Vieux. " Avant de poursuivre d’une voix blanche. « Oui, tout compte fait, je suis content que ce soit vous. On ne peut pas tromper la mort indéfiniment. J’ai longtemps cru qu’en sortant du champ de vision, on pouvait survivre…Cette théorie selon laquelle le monde se partagerait, à part égale, entre voyeurs et d’exhibitionnistes, ça ne date pas d’aujourd’hui, vous savez…C’est devenu un cliché à force, non ? Alors, dites-moi un peu, quel est le fin mot de l’histoire ? Un mariage qui a fini par prendre l’eau ? Cette carrière d’entraîneur improvisée sur le pouce, où j’ai très vite montré mes limites ? Ou bien ce qu’on a pudiquement appelé «  mes mauvaises affaires » ? A part ma carrière de rugbyman, j’aurais donc tout raté dans ma vie…c’est à vous, désormais, d’amorcer les choses…»

    Une heure que Gilles s’esquintait le dos. Et puis cette soif. «  Y’a une source, là-bas derrière. » " Le Vieux " venait de lui indiquer un mince rideau de frênes qui ourlait le pré sur son flanc droit. Sitôt franchie la lisière des arbres, Gilles tomba nez à nez avec un daim reposant en équilibre précaire sur deux immenses galets qu’on supposait d’ici très glissants. Le spectacle de cet animal venu boire au ruisseau faisait partie de ces choses qui, en principe, avaient tout pour l’émouvoir, pourtant c’était presque un malaise que Gilles ressentait à présent. Comme un début d’inquiétude. Peut-être savait-il déjà que cet article, non, il ne l’écrirait pas...